Galaad et le Roi Pêcheur
été menées à leur terme. Car le secret du Graal est en fait le secret de la Lance qui saigne ou, plutôt, la signification de l’un ne va pas sans celle de l’autre.
La lance provint directement de la mythologie celtique. D’après le récit gaélique de la Bataille de Mag-Tured , ce sont les dieux Tuatha Dé Danann qui l’apportèrent « des îles du nord du monde ». C’est « la lance qu’avait Lug : on ne pouvait gagner de bataille sur celle ou celui qui l’avait en main {2} » Il faut d’ailleurs remarquer que l’une des appellations du dieu Lug est Lamfada , c’est-à-dire « la longue main » (ou « au long bras »), et que le strict équivalent de Lug dans les romans arthuriens est précisément Lancelot du Lac. Mais cette lance, d’après un autre récit gaélique, La mort des enfants de Tuirenn , a d’étranges pouvoirs : sa virulence est telle qu’il faut toujours tremper sa pointe dans un chaudron pour éviter que la forteresse où elle se trouve ne s’embrase, car elle est la lance qui brille et qui foudroie. D’autres précisions sont d’ailleurs très intéressantes : pour atténuer sa puissance destructrice, le chaudron dans lequel on la plonge doit être rempli de « fluide noir », c’est-à-dire de sang plus ou moins coagulé. Le thème de la Lance qui saigne se trouve ainsi, dès la plus lointaine mythologie celtique, lié à celui du récipient qui contient lui-même du sang. Et les détails de ce genre abondent dans différents récits celtiques, irlandais ou gallois.
Bien plus révélatrice encore est l’histoire de Celtchar, fils d’Uthechar, qui, dans le récit gaélique, Le cochon de Mac Dathô , souffre d’une infirmité identique à celle du Roi Pêcheur. Un de ses ennemis lui dit en effet : « Tu allas dans un défilé où tu me rencontras. Tu me lanças un javelot. Je t’en lançai un autre qui te perça la cuisse et le haut des testicules. Tu as une maladie de vessie depuis ce temps-là, et dans la suite, tu n’as plus engendré de fils et de filles. » {3} Dans un autre récit irlandais, La mort violente de Celtchar , le héros a appris que sa femme le trompe avec un certain Blai Briuga et a décidé de se venger. Un jour où Blai Briuga se trouve dans la maison du roi Conchobar d’Ulster, regardant celui-ci jouer aux échecs avec le héros Cûchulainn, Celtchar lui plonge si bien sa lance au travers du corps « qu’une goutte de sang, du bout de la lance, vint sur le jeu d’échecs ». Revoilà donc la « Lance qui saigne ». Elle est le témoignage d’une vengeance. Et ce n’est pas tout car, ce faisant, Celtchar a violé les lois de l’hospitalité royale. Le voici donc sous le coup d’une malédiction. Obligé d’aller combattre un chien monstrueux qui dévaste le pays, il réussit sa mission – en fait, une compensation – mais, lorsqu’il retire sa lance du corps de l’animal et la brandit en signe de triomphe, « une goutte du sang du chien roula sur la hampe de la lance et vint à travers lui jusqu’à terre, si bien qu’il en mourut » {4} . Il est impossible d’imputer à de simples coïncidences cette accumulation d’analogies de situation : la Lance qui saigne voisine avec le récipient rempli de sang et rappelle le Coup douloureux fatal au Roi Pêcheur, le tout baignant dans une histoire de vengeance par le sang qui semble indéniable.
Même thématique dans la version galloise de Peredur : le héros est l’acteur d’une scène qu’il ne comprend pas, mais où prédominent le meurtre (la tête baignant dans le sang) et la tristesse (les lamentations) avant le massacre des Sorcières de Kaerloyw, responsables de la mort d’un des fils du Roi Pêcheur.
Il n’y a là aucune référence au thème chrétien du Graal. Or, à y bien réfléchir, il en va de même chez Chrétien de Troyes, et surtout chez ses différents continuateurs. Voilà pourquoi la première partie de la « carrière » de Perceval est consacrée à la vengeance qu’il doit tirer des ennemis de son père. Perceval ne pourra commencer sa quête proprement dite de l’objet Graal qu’après avoir obtenu réparation des torts causés à sa famille.
Du reste, la christianisation du thème ne l’a nullement altéré : la présence du sang du Christ dans la coupe qu’on appelle Graal confirme simplement l’histoire de vengeance. En effet, le Christ est sacrifié et son sang versé pour racheter une faute ancienne. C’est
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