Galaad et le Roi Pêcheur
rivaliser avec leurs aînés. On sait non moins pertinemment qu’au XII e siècle, il y avait telle pléthore de « chevaliers » turbulents et cherchant fortune à tout prix qu’il convenait sinon de les neutraliser, du moins de les canaliser. D’où les Croisades (colonisation avant la lettre), d’où la prétendue « Trêve de Dieu », d’où la mission « sacrée » de défendre la veuve et l’orphelin. Poudre aux yeux que tout cela. Pour s’en convaincre, il suffit de repérer dans les textes médiévaux, notamment dans ce qu’on appelle le Lancelot en prose , les innombrables épisodes où les meilleurs chevaliers du monde se conduisent en parfaits gangsters, vivant au détriment de la population, massacrant sans pitié n’importe quel adversaire et affichant un mépris souverain pour les « petites gens », qu’ils les traitent de « rustres », de « manants » ou de « vilains » dans les deux sens du terme, c’est-à-dire « paysans » et « affreux ».
De fait, si les romans de la Table Ronde étaient la seule glorification de la chevalerie médiévale, ils ne présenteraient aucun intérêt, sauf dans le cadre de l’étude des mentalités. Ces récits, surgis de la nuit des temps, recèlent heureusement bien autre chose ; les combats de chevaliers n’y sont pour les héros qu’autant d’étapes intérieures à franchir. En somme, les multiples aventures des compagnons d’Arthur dessinent tout un parcours initiatique, parcours si long, si périlleux, parsemé de pièges, c’est-à-dire de contradictions, que l’on risque fort d’y laisser son âme.
Là gît probablement l’une des raisons de l’angoisse qui tenaille Arthur et ses compagnons. Ils ont beau mépriser la mort, ils ont beau combattre en désespérés les forces des ténèbres qui contrecarrent la bonne marche du monde, ils se sentent infimes face à l’ineffable. Et perdre son âme n’est pas une mince affaire. Déjà, certains d’entre eux s’y sont risqués, Lancelot du Lac le premier, lui, le meilleur chevalier du monde, lui qui incarne, dans l’épopée, le grand dieu panceltique Lug à la Longue Main, le Multiple-Artisan auquel les Tuatha Dé Danann irlandais ne confèrent aucun grade parmi les dieux, à ceci près que sans lui nul ne peut obtenir de victoire.
L’échec de Lancelot est douloureux, mais c’est un échec glorieux ; comme tous les héros de légende, Lancelot ira jusqu’au bout et persistera dans sa volonté farouche d’ appréhender le Graal. De fait, il l’ appréhendera , mais il ne le prendra pas, pour la simple raison qu’il commet, d’après la morale de l’époque où ont été rédigés les romans de la Table Ronde, l’impardonnable péché d’adultère, pourtant si fréquent dans les récits mythologiques (car synonyme de transgression des interdits). Il est donc en état de péché mortel et ne peut en aucune façon communier avec l’absolu. Et sa vision de l’absolu demeurera imparfaite. Pourtant, Lancelot était un personnage d’une telle dimension symbolique qu’il était impossible de le laisser dans l’ombre et de ne pas lui permettre de s’approcher du Graal : il est l’image d’un dieu de lumière, d’un dieu civilisateur, l’image de l’homme emprisonné dans les ténèbres, à la perpétuelle recherche de la lumière, ce qui met en valeur sa tentative désespérée et la beauté de son action promise à l’échec. Il fallait donc le récupérer sous l’aspect de son fils, Galaad le Pur, autre visage de Lancelot, complètement désincarné, véritable prolongement spirituel d’un chevalier terrestre dont les mérites relèvent seulement du quotidien, ou bien seulement du cœur et non de l’esprit. Car l’unique erreur de Lancelot a été de ne voir que l’aspect féminin de la divinité, incarnée par Guenièvre, alors que le divin est une totalité excluant toute dichotomie. Lancelot s’est trompé de but, ou plutôt il a trop projeté ses propres fantasmes sur le but qu’il s’était assigné. Mais son échec est tellement émouvant, tellement beau, qu’on lui pardonne bien volontiers. Ainsi symbolisera-t-il éternellement, tel un papillon de nuit, l’être humain ébloui par un soleil contre lequel il ne peut que se brûler les ailes.
Il en sera de même pour Bohort, son cousin germain, malgré tout son courage et toute sa vaillance. Comme Lancelot, son incarnation est trop réelle pour qu’il puisse échapper à la
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