Gauvain
mais la distance l’interdisait. Cependant, peu après, il vit, toujours sur l’autre rive, un écuyer qui devait appartenir au chevalier. Il s’arrêta et le héla : « Ami, dit-il, comment se fait-il qu’il pleuve sur moi de ce côté-ci de la rivière, et qu’il fasse soleil sur l’autre rive ? – Seigneur, répondit l’autre, c’est que tu l’as mérité, car telle est la coutume de cette forêt. – Devrai-je encore longtemps supporter cet orage ? reprit Gauvain. – Il cessera dès que tu atteindras le premier pont », répondit le jeune homme d’un air tranquille. Et, sans plus attendre, il courut rejoindre le chevalier et la jeune femme.
Gauvain poursuivit sa route le long de la rivière. Il aperçut alors un pont et se hâta de le passer. Immédiatement, la pluie cessa de le harceler, et le soleil vint l’inonder de ses rayons bienfaisants. Gauvain fit arrêter son cheval et sauta à terre. Il était trempé, mal à l’aise, malheureux et lourd d’une tristesse qu’il n’arrivait pas à dissiper. S’appuyant contre le tronc d’un arbre, il se mit à pleurer.
« C’est plutôt rare de te voir pleurer ! » dit une voix de femme qui provenait de l’autre côté de l’arbre. Gauvain sursauta et se déplaça légèrement pour voir qui parlait ainsi. C’était une femme aux longs cheveux noirs, vêtue d’une belle robe de soie rouge sur laquelle était jeté un manteau noir. Et cette femme le contemplait en souriant d’un air ironique. « Morgane ! s’écria-t-il.
— Eh bien, oui, c’est moi. Cela t’étonne, beau neveu ? – Que fais-tu ici ? – Tu sais bien que je suis partout et nulle part. Je vais où je veux, quand je veux et avec qui je veux. Mais toi, Gauvain, tu ne me sembles pas au meilleur de ta forme. Que t’est-il donc arrivé pour te mettre dans un tel état ? » Gauvain hésitait à répondre, car il se méfiait, quoique la sœur d’Arthur fût sa propre tante, étant la sœur de sa mère. « C’est une longue histoire, dit-il enfin. – Ne veux-tu pas me la raconter ? – Non, je n’en ai nulle envie », répondit Gauvain.
À nouveau, Morgane se dissimula derrière l’arbre. Aussitôt, Gauvain vit un oiseau noir s’envoler dans les airs. C’était une corneille, et qui vint se percher sur son épaule en croassant. Gauvain voulut la chasser, mais elle tournoya plusieurs fois autour de lui avant de disparaître derrière l’arbre. Morgane reparut alors : « Écoute, dit-elle. Je te propose un jeu. Je pose des questions, et toi, tu n’y réponds que si tu le veux. Y consens-tu ? – Pourquoi pas ? fit Gauvain d’un air résigné. – Eh bien, commençons. As-tu vu la Lance qui saigne ? – Oui, répondit Gauvain, je l’ai vue. – Sais-tu ce qu’est cette lance ? – Non. – Pourquoi n’as-tu pas posé la question à ceux qui portaient la Lance ? » Gauvain hésita. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise. « Puisque tu ne veux pas répondre, Gauvain, je vais le faire à ta place : parce que tu es orgueilleux. Tu prétends toujours tout savoir par toi-même. Tu croirais déchoir en avouant ton ignorance. Tu avais pourtant décidé d’aller jusqu’au bout de ta quête, mais ton maudit orgueil t’a empêché, au dernier moment, de la mener à son terme. N’ai-je pas raison ? »
À ces mots, Gauvain se redressa et fixa son regard sur le visage de Morgane. Elle affichait une expression impassible, lointaine, inaccessible, et pourtant, il ne put s’empêcher d’y déceler une espèce d’âpreté qui confinait presque à la cruauté. Morgane était belle, certes, d’une beauté rare, intense, et les ans semblaient sans prise sur ses traits d’ange à demi voilés par l’épaisse chevelure brune. « Un ange noir… » pensa Gauvain. Et il s’écria brutalement : « Morgane ! Est-ce bien à toi de me reprocher mon orgueil ? À toi, la plus orgueilleuse de toutes les femmes de ce royaume ? Pour satisfaire le tien, tu ne recules devant rien, pas même devant l’infamie et la trahison. Nous avons suffisamment souffert de tes intrigues ! Et si le roi Arthur, ton frère, ne faisait preuve d’une coupable indulgence envers toi, voilà longtemps que nous t’aurions remise à ta juste place, celle d’une sorcière de village !
— Que d’arrogance ! répliqua Morgane. Et quelle impudence, de la part d’un homme qui est passé à côté de l’objet de sa quête sans même y prêter la moindre attention !
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