Gauvain
transpercèrent leurs boucliers et leurs cottes de mailles, se blessant mutuellement au flanc avec la pointe de leurs lances. Sous le choc, les arçons grincèrent, les étriers s’allongèrent, les sangles se rompirent, et les adversaires tombèrent à terre si rudement que le sang leur jaillit par la bouche et le nez. Dans sa chute, Gauvain vit son adversaire se casser le bras et se rompre le cou.
Le nain s’écria : « Demoiselles, votre Gauvain fait merveille ! – Certes, il sera notre Gauvain à présent, s’il le veut bien. » Délaissant son adversaire, Gauvain se dirigea vers sa monture. Le chevalier blessé implorait sa clémence, et Gauvain était tenté de lui laisser la vie sauve, en dépit des provocations des jeunes filles qui l’incitaient à l’achever. « Si tu ne le tues pas, la cruelle coutume ne sera pas abolie ! », criaient-elles de toutes leurs forces. Et la plus jeune ajouta : « Si tu veux le tuer, il te faudra lui enfoncer l’épée dans le pied, sinon il ne mourra pas. » Cependant, l’autre gémissait et disait : « Jamais un chevalier ne devrait croire en l’amour d’une femme ! Dieu veuille cependant qu’elles ne soient pas toutes comme celles-ci ! »
Fort troublé et ne sachant s’il devait céder aux instances des jeunes filles ou à la compassion que lui inspirait le vaincu, Gauvain se retira de l’autre côté de la tente, auprès de Gringalet. Or, tandis que, perdu dans ses pensées, il opérait l’échange de sa propre selle, déchirée, avec celle du mort, son autre adversaire réussit, tout mal en point qu’il était, à se hisser vaille que vaille sur son destrier. Voyant cela, et qu’il s’esquivait au triple galop en direction de la forêt, les jeunes filles se mirent à crier : « Gauvain ! Ta compassion sera cause de ta mort aujourd’hui même, car cet impitoyable chevalier va chercher de l’aide. S’il t’échappe, tu es mort, et nous avec toi ! »
À ces mots, Gauvain bondit en selle, s’empara d’une lance qui se trouvait là, contre la tente, et, piquant des deux, se rua sur les traces du blessé. Il le rattrapa peu avant la lisière de la forêt et le frappa de nouveau si rudement qu’il le désarçonna. Puis il dit : « Tu n’iras pas plus loin ! – Je le déplore assez, dit l’autre en grinçant des dents, car je me serais promptement vengé de toi et de ces garces ! Cette race de putains n’est bonne qu’à trahir ! »
Gauvain lui enfonça la pointe de son épée dans le pied, et l’homme mourut sur-le-champ. Alors, Gauvain revint sur ses pas, et les jeunes filles, en manifestant une joie exubérante, lui expliquèrent que, du lignage d’Achille, le chevalier n’était vraiment vulnérable qu’au talon. D’ailleurs, tous ses ancêtres avaient succombé de la même manière. Gauvain mit pied à terre, et les jeunes filles pansèrent la blessure qu’il portait au flanc, lui garantissant qu’elle était bénigne et qu’il guérirait très rapidement. Un peu commotionné tout de même, il se laissa faire tout en reprenant son souffle et en étendant les jambes pour se délasser.
Alors les jeunes filles lui dirent : « Seigneur Gauvain, daigne pardonner notre méfiance à ton égard et le mépris que nous avons manifesté à propos de ton manque d’ardeur hier soir. – Cela n’est rien, répondit Gauvain, vous êtes tout excusées. – Seigneur, ajoutèrent-elles, la funeste coutume est abolie, mais nous nous offrons à nouveau à toi, car nous savons que tu es le bon chevalier. Prends donc pour amie celle de nous que tu préfères. – Grand merci, répondit Gauvain. Je ne refuse pas votre amitié, mais je dois repartir, car j’ai fort à faire encore. – Comment ? Mais tu ne t’es même pas reposé ! Tu ne peux partir ainsi. Tu ferais mieux de rester ce jour-ci dans la tente. – Ce n’est pas nécessaire, dit Gauvain, je n’ai pas le temps. – Laisse-le partir, dit la plus jeune, il est le plus insensé de tous les chevaliers du monde. – Je dois le reconnaître, dit l’aînée, je suis chagrine qu’il s’en aille ainsi. »
Mais, sans plus discuter, Gauvain les recommanda à Dieu, se remit en selle et reprit sa route à travers la forêt. Dans ses fontes reposait, bien cachée, l’épée qu’il avait reçue du roi Gurgaran et qui avait tranché la tête de Jean le Baptiste. Ainsi ne songeait-il plus, désormais, qu’à retrouver le chemin qui menait à la demeure du Roi
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