George Sand et ses amis
Correspondance, elles pullulent dans le volume intitulé Un Hiver à Majorque. «Notre voyage, avoue-t-elle, est un fiasco épouvantable.» A Palma, il n'y avait pas d'hôtel. Ils durent se contenter de «deux petites chambres garnies, ou plutôt dégarnies, dans une espèce de mauvais lieu, où les étrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail à discrétion.» On trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe. Pour se procurer les objets de première nécessité, diurne ou nocturne, il faut écrire à Barcelone. Deux mois sont le moindre délai pour confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis à 700 francs de droits d'entrée, chiffre qui s'abaisse à 400, en faisant sortir l'instrument par une autre porte de la ville. «Enfin, dit George Sand, le naturel du pays est le type de la méfiance, de l'inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons ; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango.» D'où proviennent tous ces vices, toute cette misère intellectuelle et morale ? Du joug clérical sous lequel Majorque est courbée.
Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouvé là sa terre d'élection. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont fils de moines.
L'alimentation était détestable pour la santé précaire de Chopin. Il y avait cinq sortes de viandes : du cochon, du porc, du lard, du jambon, du salé. Pour dessert, la tourte de cochon à l'ail. Le climat, propice à Maurice et à Solange, avait une humidité tiède, très nuisible à Chopin. Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degré et le voyant cohabiter avec une famille qui n'allait pas à la messe, les mirent tous à l'index. Trois médecins, les meilleurs de l'île, furent appelés en consultation. «L'un, raconte Chopin, prétendait que j'allais finir ; le second, que je me mourais ; le troisième, que j'étais mort.» Pour George Sand, ce fut une torture. «Le pauvre grand artiste, dit-elle, était un malade détestable. Doux, enjoué, charmant dans le monde, il était désespérant dans l'intimité exclusive... Son esprit était écorché vif ; le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner.»
Toute la colonie ne demandait qu'à repartir. Petits et grands geignaient, moitié riant, moitié pleurant : «J'veux m'en aller cheux nous, dans noute pays de La Châtre, l'ous' qu'y a pas de tout ça.» Au commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui épouvanta George Sand. Le lendemain, ils s'embarquèrent, en compagnie de cent pourceaux, sur l'unique vapeur de l'île. Pendant la traversée, le malade vomissait le sang à pleine cuvette. A Barcelone, l'hôtelier voulait faire payer le lit où il avait couché, sous prétexte que la police ordonnait de le brûler.
Le 8 mars, ils étaient à Marseille, puis ils firent une excursion à Gênes. Qu'allait devenir Chopin ? Il demanda à George Sand de la suivre à Nohant. Elle acquiesça, mais, dans l'Histoire de ma Vie, revenue à d'autres sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. «La perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami nouveau me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j'allais accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne.» A ce prix, elle obéissait, non pas à la passion, mais à une sorte d'adoration maternelle très vive, très vraie, qu'elle déclare d'ailleurs moins profonde en elle que «l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse être passionné.» Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader qu'elle accueillit Chopin, pour se défendre contre l'éventualité d'autres amours qui auraient risqué de la distraire de ses enfants. Elle y vit, citons le mot, un préservatif contre des émotions qu'elle ne voulait plus connaître. Et elle s'écrie, longtemps après, en un élan de phraséologie mystique : «Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour
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