George Sand et ses amis
l'opinion de ses amis et des profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. «Pour moi, dit-elle, âme épaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus que je n'en ai ; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut même pas y songer.»
Jules Sandeau, qui prêtait ainsi à Aurore Dudevant la moitié de son nom et de son appartement, était plus jeune qu'elle de sept ans-elle n'a jamais aimé les hommes très mûrs-et ni l'un ni l'autre ne possédait de notoriété dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder une carrière, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. «Vous savez, mande-t-elle à Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter.
Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne.» Le premier littérateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un compatriote, né en 1785 à La Châtre, qui s'exerça dans le journalisme, la poésie, le roman et le théâtre. Il édita André Chénier et fonda le Figaro. Elle s'adressa également à M. Doris-Dufresne, le député républicain ; il la mit en rapport avec son collègue à la Chambre, M. de Kératry, romancier à ses heures, qui avait écrit le Dernier des Beaumanoir. L'Histoire de ma Vie raconte assez plaisamment la façon dont elle se présenta chez lui, à huit heures du matin :
«M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre où je vis, couchée sous un couvre-pied de soie rose très galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir m'inviter à m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai à mon nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit, d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain, que c'était là madame de Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment ; mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en vas.-Un instant, reprit le protecteur ; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet ; mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire.-Si c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je.
Ce n'était pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour entendre ce précepte.»
Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutôt de l'antichambre, alors que l'auteur du Dernier des Beaumanoir parachevait sa théorie sur l'infériorité intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil de l'appartement, un trait superbe, à la Napoléon : «Croyez-moi, ne faites pas de livres, faites des enfants.» Il y a deux versions de la réponse de George Sand. Voici la sienne : «Ma foi, monsieur, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble.» Henri de Latouche y apporta cette variante : «Faites-en vous-même, si vous pouvez.»
Les lettres de George Sand, publiées par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul dans la Véritable Histoire de Elle et Lui, présentent d'autre sorte ses premières relations avec Kératry. «Il m'a reçue, écrit-elle, d'une manière paternelle, et j'ai bonne espérance maintenant.» De même elle mande, le 12 février, à Jules Boucoiran : «Je vais chez Kératry le matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions pleuré en lisant le Dernier des Beaumanoir. Il m'a dit qu'il était plus sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la Revue de Paris.»
Entre temps, elle fait de la copie, à sept francs la colonne, pour le Figaro, dirigé par Henri de Latouche. «C'est, dit-elle, le dernier des métiers.» Et dans une lettre à l'avocat Duteil : «J'essaye de fourrer des articles dans les journaux.
Je n'arrive qu'avec des peines infinies et une persévérance de chien.
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