George Sand et ses amis
romancier se défend de «prendre des conclusions sur le grand procès entre l'avenir et le passé» et de «s'affubler de la robe du philosophe.» Il n'aura garde de «porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante-il faut être si sûr de pouvoir les guérir, quand on se risque à les sonder !» Après nous avoir attesté qu'il n'emploiera pas son talent, «s'il en avait, à foudroyer les autels renversés,» il aboutit à cette conclusion ampoulée : «Vous verrez que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur les chemins qui nous en éloignent.» Nous apprenons qu'Indiana, c'est un type d'être faible qui représente les passions comprimées ou supprimées par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que l'oeuvre de l'Etre suprême est pervertie par notre prétendue civilisation. De là les protestations qu'elle formule contre les iniquités sociales, tout en déclarant, dans une langue singulière, n'avoir pas pour son livre «le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces jours d'avortements littéraires.»
En 1842, la pensée et les métaphores de George Sand sont mieux équilibrées. Dans cette seconde préface, elle proclame qu'Indiana et la plupart de ses premiers romans sont basés sur une même donnée : le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Dix années de réflexion ou plutôt de noviciat, le spectacle des misères humaines, le commerce, dit-elle, de «quelques vastes intelligences religieusement interrogées»-c'est-à-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de Bourges)-ont élargi son horizon.
Elle confirme et accentue la thèse d'Indiana, en paraphrasant le vers de Polyeucte :
Je le ferais encor si j'avais à le faire.
Elle a conscience de s'être acquittée d'une tâche utile et nécessaire. «J'ai cédé, dit-elle, à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas même les plus chétifs êtres.» Aussi bien la cause qu'elle défendait était celle de la moitié du genre humain, et s'élevait bien au-dessus de la poursuite d'un profit particulier ou de l'apologie d'un intérêt personnel. C'est alors qu'elle formule une théorie qui recèle en substance les revendications actuelles du féminisme : «J'ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, la famille et la société... La guerre sera longue et rude ; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si belle cause, et je la défendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.» Apôtre des droits de la femme dans cette préface, George Sand oublie sans nul doute qu'elle s'est infligé à elle-même un démenti, en écrivant à la page 235 d'Indiana : «La femme est imbécile par nature.»
Si les thèses proposées sont discutables et captieuses, le roman en soi est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, âme sentimentale et romanesque, souffre auprès du colonel Delmare. Ce rude personnage a juré de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint ainsi, mais d'un coup de fusil chargé de gros sel, un jeune voisin, Raymon de Ramière, qui escaladait son mur pour rendre visite à Noun, une créole, soubrette d'Indiana.
Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne demanderait qu'à passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun s'en aperçoit et se jette dans la rivière prochaine. Indiana n'a-t-elle rien deviné ou ne s'alarme-t-elle pas de succéder à sa camériste ? Du moins elle s'éprend de Raymon de Ramière, malgré les adjurations de sir Ralph Brown qui tient auprès d'elle l'emploi de soupirant volontairement platonique. Elle suit son mari à l'île Bourbon, mais sans pouvoir oublier l'amour qui la possède. Dans un accès d'exaltation, elle s'embarque pour la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marié. Crise de désespérance. Ralph la soigne, la guérit, et tous deux vont terminer leurs jours dans quelque chaumière indienne, renouvelée de Bernardin de Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand : «L'amour est un contrat aussi bien que le mariage.» La
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