George Sand et ses amis
ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinité chaste voudra le protéger maintenant ? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton chevet ? N'ai-je pas ouvert au démon de la luxure l'entrée de ton alcôve ?
Ne lui ai-je pas vendu ton âme ? et l'ardeur insensée qui consume les flancs de cette créole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de Déjanire, s'attacher aux tiens pour les ronger ? Oh ! malheureux ! coupable et malheureux que je suis ! que ne puis-je laver de mon sang la honte que j'ai laissée sur cette couche !»
Raymon de Ramière pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'étonnait de le voir agenouillé, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut qu'il faisait sa prière. Et George Sand ajoute : «Elle ignorait que les gens du monde n'en font pas.» Noun était naïve, Indiana pareillement. Le romancier se charge de nous en faire part : «Femmes de France, vous ne savez pas ce que c'est qu'une créole.» Désormais c'est suffisamment expliqué.
Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour : «Il fallait traverser la rivière pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit était un petit pont de bois jeté d'une rive à l'autre ; le brouillard devenait plus épais encore sur le lit de la rivière, et Raymon se cramponna à la rampe pour ne pas s'égarer dans les roseaux qui croissaient autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant à percer les vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitées par le vent et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur les feuilles et frissonnait parmi les remous légers, comme des plaintes, comme des paroles humaines entrecoupées. Un faible sanglot partit à côté de Raymon, et un mouvement soudain ébranla les roseaux ; c'était un courlis qui s'envolait à son approche.»
Ne trouvez-vous pas dans cette peinture des touches délicates qui rappellent le procédé de Jean-Jacques et évoquent la vision d'une toile de Corot ?
Entre les divers jugements, presque tous élogieux, que provoqua Indiana, nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter créance à une anecdote de Paul de Musset : il prétend que son frère avait raturé sur les premières pages du roman tous les adjectifs inutiles et que l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans son amour-propre littéraire. Ce récit ne concorde guère avec la lettre et les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833, à l'auteur d'Indiana :
«Madame,
«Je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d'écrire en relisant un chapitre d'Indiana, celui où Noun reçoit Raymon dans la chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m'avait fait hésiter à les mettre sous vos yeux, s'ils n'étaient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d'admiration sincère et profonde qui les a inspirés.
«Agréez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET.»
Sand, quand tu l'écrivais, où donc l'avais-tu vue,
Cette scène terrible où Noun, à demi-nue,
Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon ?
Qui donc te la dictait, cette page brûlante
Où l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
Le fantôme adoré de son illusion ?
En as-tu dans le coeur la triste expérience ?
Ce qu'éprouve Raymond, te le rappelais-tu ?
Et tous ces sentiments d'une vague souffrance
Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou t'en souviens-tu ?
N'est-ce pas le réel dans toute sa tristesse,
Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
Versant à son ami le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
Et que la volupté, c'est le parfum des fleurs ?
Et cet être divin, cette femme angélique,
Que dans l'air embaumé Raymon voit voltiger,
Cette frêle Indiana, dont la forme magique
Erre sur les miroirs comme un spectre léger,
O George ! n'est-ce pas la pâle fiancée
Dont l'Ange du désir est l'immortel amant ?
N'est-ce pas l'Idéal, cette amour insensée
Qui sur tous les amours plane éternellement ?
Ah ! malheur à celui qui lui
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