George Sand et ses amis
sur elle, je vous disputerai ma vie et je tâcherai de vous tuer ;
«3° J'ai pour elle un attachement si profond et si vrai, que, si vous devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais serment de lui consacrer ma vie tout entière, et de réparer ainsi, autant que possible, le mal que je lui ai fait.»
Selon toute apparence, cette réponse donna satisfaction à Jacques, car il résolut de s'effacer. «Je n'ai plus à souffrir, je n'ai plus à aimer ; mon rôle est achevé parmi les hommes.» Vainement Sylvia, à qui il adressait cette profession de foi ou plutôt cette lettre de démission, lui suggérait un étrange et chimérique modus vivendi : «N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossière jalousie ? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme ! Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une affection aussi sainte que la vôtre ?» L'abnégation de Jacques n'allait pas jusqu'à servir de témoin et à compter les coups portés à son honneur conjugal. On cherchait cependant à le ménager, on pensait à lui aux moments pathétiques, et Fernande avait de touchantes attentions.
«O mon cher Octave, écrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.» Au demeurant, ils étaient enchantés qu'il s'éloignât. Ils honoraient le gêneur, mais lui conseillaient do voyager. Il le note, au moment du départ : «Les deux amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me comblèrent tout le jour d'amitiés et de caresses délicates... Octave m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient bien contents !» Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance d'ironie ? Et elle ajoute : «Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil ; ce sera leur couche nuptiale.» Puis elle lui propose, pour le dissuader du suicide, d'élever deux enfants de sexe différent et de les marier un jour «à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l'amour ; il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la surface de la terre.» Le projet n'agrée pas à Jacques. Il a fait ses préparatifs pour le grand voyage. Volontiers il dirait à Fernande : «Je sais tout, et je pardonne à tous deux ; sois ma fille, et qu'Octave soit mon fils ; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Il n'ose pas hasarder cette tentative insolite, dont le sublime pourrait déchoir au ridicule. En quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraîtra accidentelle ; mais d'abord il défend à Sylvia de maudire les deux amants : «Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère.»
Dans une de ses dernières lettres, le ressouvenir de Fernande lui inspire cette émouvante et poétique invocation : «Oh ! je t'ai aimée, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté délicate et pure, et je t'ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton suave parfum, qui s'exhalait à l'ombre et dans la solitude ; mais la brise me l'a emporté en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une raison pour que je te haïsse et te foule aux pieds ? Non ! je te reposerai doucement dans la rosée où je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô mon beau lis ! je ne te toucherai plus.» Et cette voix de Jacques, qui semble déjà d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la mélancolie d'une plainte et la gravité d'un pardon. C'est la majesté de la mort absolvant les misères de la vie.
CHAPITRE XII - LES LETTRES D'UN VOYAGEUR
Selon l'humeur naturelle des écrivains qui utilisent leurs douleurs et leurs larmes, George Sand s'apprêtait à tirer un parti littéraire de la crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset à peine parti, elle avait effectué avec Pagello une petite excursion pédestre dans les Alpes vénitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les
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