George Sand et ses amis
comme je vous aime. Votre véritable ami, Pietro Pagello.»
Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu observer que les préoccupations littéraires et même les intérêts de librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le manuscrit précédemment annoncé, et l'on voit toute l'importance qu'elle y attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arrière-pensée sentimentale : «Je t'envoie la Lettre dont je t'ai parlé. Je l'ai écrite comme elle m'est venue ; sans songer à tous ceux qui devaient la lire.
Je n'y ai vu qu'un cadre et un prétexte pour parler tout haut de ma tendresse pour toi et pour fermer tout à coup la gueule à ceux qui ne manqueront pas de dire que tu m'as ruinée et abandonnée. En la relisant, j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblât ridicule. Le monde que tu as recommencé à fréquenter ne comprend rien à ces sortes de choses, et peut-être te dira-t-on que cet amour imprimé et comique est anti-mériméen. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la Lettre à la Revue. S'il y a quelque ridicule à encourir, il n'est que pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blâme que la louange de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe ? Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y a pas de nom tracé dans cette Lettre, on peut la prendre pour un fragment de roman, nul n'est obligé de savoir si je suis une femme. En un mot, je ne la crois pas trop inconvenante ; pour la forme, tu retrancheras ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux.»
La Lettre, à laquelle George Sand fait allusion, est la première de celles qui parurent au nombre de douze, à différentes dates, de 1834 à 1836, et qui furent rassemblées sous le titre général, Lettres d'un Voyageur. Elles sont adressées à des correspondants tels que Néraud, Rollinat, Everard-pseudonyme de Michel (de Bourges)-Liszt, Meyerbeer, Désiré Nisard. Les trois premières sont dédiées «A un poète,» c'est-à-dire à Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable éloquence. A ce propos, il est surprenant que Pagello ait osé noter dans son mémorial : «J'écrivais aussi ; nous avons du moins travaillé ensemble aux Lettres d'un Voyageur, où nous dépeignîmes en quelques croquis, et plutôt à sa façon qu'à la mienne, les coutumes de Venise et des environs.»
A dire vrai, la «façon» de George Sand nous inspire plus de confiance et jouit de plus de notoriété que celle de Pagello, qui très glorieusement déclare avoir servi de modèle et de protagoniste pour l'intrigue de Jacques. Aussi bien il était très fier de son intimité avec George Sand, en dépit des représentations de son père qui lui reprochait ce «mauvais pas» et ordonnait à son autre fils Robert de s'éloigner du logis et de la société de Pietro, tant que durerait la liaison. «Je prévoyais cette première amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi lesquels beaucoup de personnes distinguées, souriaient en me rencontrant dans les rues ; d'autres pinçaient les lèvres en me regardant, et évitaient de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand à mon bras. Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette perception qui lui était propre, voyait et comprenait tout, et lorsque quelque léger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper à l'instant avec son esprit et ses grâces enchanteresses.»
Il fallait que la clientèle du docteur Pagello ne fût ni bien nombreuse ni bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand, habillée en garçon. Elle avait apporté de France un costume très simple, pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, légers d'argent, mais dans l'allégresse d'un amour naissant, se livraient à la joie des excursions pédestres que Jean-Jacques a pratiquées et vantées. Le délicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand ils rentraient à Venise, George Sand, en disciple fidèle, retrouvait, pour traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des Confessions.
Dans les Lettres d'un Voyageur, la partie descriptive renferme peut-être les plus belles pages qui soient sorties de la plume du romancier ; mais ce que nous jugerons le plus digne
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