George Sand et ses amis
pierre.» A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait à Pagello. Avec lui, dit-elle, «je n'ai pas affaire à des yeux aussi pénétrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans qu'on s'en aperçoive.
Si on me soupçonne un peu de tristesse, je me justifie avec une douleur de tête ou un cor au pied... Ce brave Pierre n'a pas lu Lélia, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est pas en méfiance contre ces aberrations de nos têtes de poètes. Il me traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'étoiles comme une âme vierge. Je ne dis rien pour détruire ou pour entretenir son erreur. Je me laisse régénérer par cette affection douce et honnête ; pour la première fois de ma vie, j'aime sans passion.»
Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mésuser. «Qu'il se mette, dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais qu'il y joue toujours son rôle noble, afin qu'un jour tu puisses regarder en arrière et dire comme moi : «J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé ; c'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.» Or, ces quelques lignes d'un billet intime ont paru à Alfred de Musset assez éloquentes et assez émouvantes pour qu'il les reproduisît textuellement dans On ne badine pas avec l'amour, en les plaçant dans la bouche de Perdican.
Le surplus de la lettre est consacré à des détails familiers. «Mon oiseau est mort, et j'ai pleuré, et Pagello s'est mis à rire, et je me suis mise en colère, et il s'est mis à pleurer et je me suis mise à rire.» Elle remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une tourterelle dont elle est éprise. Ce sont ensuite des commissions dont elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de gants glacés, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de maroquin noir, en recommandant à Michiels, cordonnier au coin de la rue du Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure ; car elle a les pieds enflés, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle.
Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle appréhende qu'Alfred de Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez Leblanc, rue Sainte-Anne. «Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs le quart ; Marquis le vend six francs.» Et ce sont encore d'autres indications pour du papier à lettre, des romances espagnoles, des paquets de journaux.
Le 18 mai, elle reçoit à Venise, datée du 10, la réponse d'Alfred de Musset à sa «lettre du Tyrol,» la première des Lettres d'un Voyageur, qui parut le 15 mai dans la Revue des Deux Mondes. En la lisant, il a versé des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait être le baume le plus doux, le plus céleste, «tombe comme une huile brûlante sur un fer rouge.» Alors il veut s'adonner au plaisir, follement, éperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux à vivre. «Mais avec qui ? où ?» Puis ce sont les idées de suicide qui le hantent, ce suicide par l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente ténacité. «Voilà pourquoi j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller m'étendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau.» Cette persistance de mélancolie n'est pas sans inquiéter ses amis, notamment Alfred Tattet. Mais, dit-il, «je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le rassure.»
Combien plus sympathique que ce buveur invétéré et taciturne est l'autre Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilité et qui confesse ses fautes avec une sincérité juvénile ! Ses repentirs ont le double attrait de l'éloquence et de la vérité.
«Et c'est à un homme, s'écrie-t-il, qui fait du matin au soir de pareilles réflexions ou de pareils rêves, que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime ! Mon George, jamais tu n'as rien écrit d'aussi beau, d'aussi divin ; jamais ton génie ne s'est mieux trouvé dans ton coeur. C'est à moi, c'est de moi que tu parles aussi ! Et j'en suis là ! Et la femme qui a écrit ces pages-là, je l'ai tenue sur mon sein ! Elle y a glissé comme une ombre céleste, et je me suis réveillé à son dernier baiser. Elle est ma soeur
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