George Sand et ses amis
face à face Musset et Pagello, sans inviter Dieu à assister à la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses rendez-vous mystiquement galants.
Au cas où elle n'arriverait pas la première, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile : «Mon petit ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place là-haut, près de toi. Si c'est moi qui pars la première, sois sûr que je la garderai bonne.»
Les anges ont, d'ailleurs, un rôle prépondérant dans cette correspondance qui ne semblait pas devoir être précisément séraphique. Alfred de Musset, en sa lettre du 4 juin arrivée le 12 mai à Venise [Les dates indiquées ici sont bien celles qui figurent sur le livre publié en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff], traite un sujet analogue et s'élève, lui aussi, aux sphères éthérées. «Deux êtres, dit-il, qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel.» A ce prix, le paradis ne saurait jamais souffrir de la dépopulation. Une image aussi hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines et très laïques, était, paraît-il, de l'invention de Latouche. George Sand trouve la métaphore exquise. Elle avait figuré dans une comédie, la Reine d'Espagne, qui fut outrageusement sifflée et qui, à l'en croire, méritait un meilleur sort. «A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un monsieur du parterre a crié : «Oh ! quelle cochonnerie !» et les sifflets n'ont pas permis à l'acteur d'aller plus loin.» Sans doute les spectateurs avaient une autre conception de la genèse des anges.
Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuité naïve de la jeunesse, aime à parler des bonnes fortunes qui s'offrent à lui et qu'il repousse. C'est peut-être une manière de rendre à George Sand la monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans les préludes obligés de la galanterie : «L'autre soir, une femme que j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de bonne amitié que j'avais avec elle, commençait à se livrer.
Je m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a posé sa main sur la mienne, en me disant : «Soyez sûr que le jour où vous êtes né, il est né une femme pour vous.»-J'ai reculé malgré moi.-«Cela est possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car assurément ce n'est pas vous.» Cette affectation de dandysme et de byronisme, dédaigneux ou insolent, est l'élément insupportable du caractère d'Alfred de Musset. De même, dans sa littérature et jusque dans cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un surcroît de rhétorique et de déclamation qui altère la sincérité des sentiments. Ainsi ce passage où il évoque, sur un ton de mélodrame, l'image de son cadavre : «Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive m'arriver, plains-moi ; je t'ai connue un an trop tôt. J'ai cru longtemps à mon bonheur, à une espèce d'étoile qui me suivait. Il en est tombé une étincelle de la foudre sur ma tête, de cet astre tremblant. Je suis lavé par ce feu céleste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, regarde dans ce lit où j'ai souffert ; il doit y avoir un cadavre, car celui qui s'en est levé n'est pas celui qui s'y était couché.»
George Sand avait chargé Boucoiran de voir son fils et d'envoyer à Venise une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au collège Henri IV et de stimuler la négligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre où elle lui transmet cette requête est inquiète et agitée. On y sent l'affection maternelle-la vraie-qui se réveille, et en même temps elle confesse ses embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres roba au Mont-de-Piété ; elle doit deux cents francs à Rebizzo, fait des économies sur son estomac et se nourrit de deux sardines.
Va-t-elle être obligée de demander l'aumône, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagné son salaire et attend un argent qui lui est dû ? Sa colère se déchaîne contre Boucoiran. En réalité, il n'était pas coupable. La lettre, qui contenait un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'était égarée au fond d'une case à la poste restante. On ne la retrouva que tardivement. Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gêne et presque la détresse. Elle en
Weitere Kostenlose Bücher