George Sand et ses amis
table, et il a vécu du même travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur notre oeuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le Conte !»
On voit qu'en cette page pathétique elle ne cherche pas à plaider non coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses rechutes. «Je tombai souvent», dit-elle ; puis elle parle avec mélancolie de l'hiver de son âme qui est venu, un éternel hiver. Dans sa pensée surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux, et ceux d'à présent, voués à un déplorable veuvage : «Il fut un temps où je ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. A genoux devant l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous les parfums de mon coeur.
Tout ce que Dieu a donné à l'homme de force et de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'élève encore et cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus ; c'est mon amour qui s'exhale et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette âme s'est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.»
Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, à quelques mois d'intervalle, dans la cinquième des Lettres d'un Voyageur, adressée à François Rollinat. L'heure viendra-mais il lui faut auparavant traverser la crise la plus douloureuse-où elle pourra sortir d'esclavage et, selon l'admirable métaphore de la sixième Lettre à Everard, se délivrer de la flèche qui lui perce le coeur. «C'est ma main qui l'a brisée, c'est ma main qui l'arrachera ; car chaque jour je l'ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l'élargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon âme ne le suit pas.» Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie, l'amour ! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit-ô illusion !-déserter le temple à jamais, elle envoie un éloquent et solennel adieu : «Adieu ! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu !» A d'autres, à de plus jeunes lévites elle laisse les courtes joies, les longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-là continueront d'aimer au jour le jour, sans prévoir les lendemains de souffrance.
«Régne, amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes.»
Une évolution, en effet, à laquelle nous assisterons, s'annonce et s'effectue dans la pensée et la sensibilité de George Sand. De l'amour égoïste et sensuel elle voudrait s'élever à l'amour idéaliste et immatériel. Mais combien malaisée est la délivrance de tout ce passé qui l'enlace ! Elle entend encore, durant ses insomnies fiévreuses, les tendres modulations du rossignol. «O chantre des nuits heureuses ! comme l'appelle Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se possèdent ; nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé ; nuits profondément tristes pour ceux qui n'aiment plus ! Retournez à vos livres, vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la sève, fermentent partout trop violemment ; il semble qu'une atmosphère d'oubli et de fièvre plane lourdement sur la tête ; la vie de sentiment émane de tous les pores de la création. Fuyons ! l'esprit des passions funestes erre dans ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu ! il n'y a pas longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse. Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique. O Dieu ! mon Dieu, je suis encore si jeune !»
Cependant elle veut et croit se ressaisir ; elle se reproche d'avoir trop vécu, de n'avoir rien fait de bon ; elle aspire à mettre sa vie, ses forces, son intelligence, «au service d'une idée et non d'une passion, au service de la vérité et non à celui d'un homme.» Pour la Liberté et pour la Justice, pour
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