Gilles & Jeanne
forteresse de Champtocé, au bord de la Loire. Le maître des lieux, son grand-père maternel Jean de Craon, menait ses affaires avec une âpreté et une absence de scrupules qui faisaient merveille en ces temps de violence. Gilles a onze ans quand il perd la même année son père et sa mère. Craon déchire le testament de son gendre pour s’attribuer la tutelle de Gilles et l’administration de sa fortune. Son idée fixe va être d’allier l’enfant à l’une des plus grosses fortunes de la région. À treize ans, Gilles se voit ainsi fiancé à Jeanne Peynel, une orpheline de quatre ans qui est aussi l’une des plus riches héritières de Normandie. Pour en arriver là, il a fallu que Craon paie les dettes de son tuteur. Mais le Parlement de Paris fait opposition : il faudra attendre la majorité de la fillette. Deux ans plus tard, nouvel échec d’une combinaison encore plus fructueuse puisqu’il s’agissait de la propre nièce de Jean V, duc de Bretagne. Enfin Gilles a seize ans quand son grand-père frappe un grand coup avec succès cette fois. La proie s’appelle Catherine de Thouars, et ses biens en Poitou jouxtent très heureusement la baronnie de Rais. Il y a peu d’espoir que le père accepte cette union – au demeurant incestueuse, car les jeunes gens sont cousins – mais il fait présentement la guerre en Champagne. Fin novembre 1420, Craon organise l’enlèvement à main armée de la fiancée par son prétendant. Gilles s’amuse de cette expédition, plus ridicule que dangereuse, et de ses suites romanesques : mariage secret, hors des paroisses respectives des époux, vaines menaces de l’évêque d’Angers, intervention en cour de Rome, amende, pardon, bénédiction nuptiale solennelle en l’église Saint-Maurille-de-Chalonnes.
Mais Gilles s’aperçoit vite qu’il n’a rien à attendre de cette grosse fille paresseuse et obèse, inutilisable à la chasse et aux tournois, qui a peur des armes, des chevaux, du gibier, de tout. Il mettra neuf ans à lui faire un enfant, et l’oubliera au château de Pouzauges. À Chinon, il découvre en Jeanne l’opposée en tous points de Catherine. Il trouve en la Pucelle l’enivrante et dangereuse fusion de la sainteté et de la guerre.
Car la survenue de Jeanne à la cour du Dauphin, cela signifie la reprise de la guerre.
À Poitiers, elle a répondu d’un cœur pur aux questions des théologiens. Finalement il fut conclu par les clercs qu’il n’y avait en elle rien de mal ni rien de contraire a la foi catholique, et qu’étant donné la nécessité dans laquelle étaient le roi et le royaume, puisque le roi et les habitants qui lui étaient fidèles étaient alors au désespoir et ne pouvaient espérer d’aide d’aucune sorte si elle ne leur venait de Dieu, que le roi pouvait bien s’aider d’elle. Ainsi l’écrit Jean Barbin, avocat au Parlement.
Elle a donc carte blanche, et elle commence par envoyer un message aux Anglais : qu’ils repassent la Manche et retournent d’où ils viennent, sinon il leur en cuira. C’est la première fois qu’elle se manifeste directement à eux. Ainsi donc se confirment les vagues rumeurs qui couraient sur une sorcière qui aurait charmé le pseudo-roi de Bourges. Damn the witch !
Tout le monde se transporte à Tours où c’est le branle-bas de combat. Le Dauphin réunit une armée. On confectionne à Jeanne une armure blanche et un étendard sur lequel est peinte l’image du Sauveur assis dans les nuées du ciel et bénissant une fleur de lys que lui présente un ange. Ses voix lui ont indiqué comme sienne une antique épée, enterrée à l’insu de tous derrière l’autel de l’église Sainte-Catherine-de-Fierbois. On dépêche un homme à Fierbois. Il fouille et exhume l’épée, rouillée, mais en excellent état.
Dans tout cet affairement où se mêlent la politique, les préparatifs d’une campagne militaire et le merveilleux chrétien, Gilles mène le jeu en féal expert et diligent. C’est un homme et c’est un professionnel. Il suit Jeanne comme le corps obéit à l’âme, comme elle-même obéit à ses « voix ». Ils en parlent certains soirs quand le couvre-feu a fait silence dans le camp et qu’ils se retrouvent en tête à tête. Gilles – comme Jeanne, comme la plupart des hommes et des femmes de ce temps – vit aux confins du naturel et du surnaturel. Mais son expérience et sa pente personnelle lui montrent davantage de démons et d’esprits
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