Gilles & Jeanne
pouvait plus tarder : le bruit court que Jeanne condamnée au bûcher va être sacrifiée dans la semaine. Blessé et loqueteux, Gilles n’a guère à s’accoutrer pour passer pour un vagabond. Perdu dans la foule, il assiste, le cœur crevé de haine et de chagrins aux préparatifs du supplice. Il déchiffre, au sommet du poteau planté sur le bûcher, un écriteau énumérant les seize chefs d’accusation retenus contre Jeanne : Jeanne qui s’est fait nommer la Pucelle, menteuse, pernicieuse, trompeuse du peuple, devineresse, superstitieuse, blasphématrice de Dieu, présomptueuse, mécréante en la foi, fanfaronne, idolâtre, cruelle, dissolue, invocatrice des diables, apostate, schismatique, hérétique. Par dérision, on l’a coiffée d’une mitre de carton qui lui tombe sur la figure. Le bûcher est trop haut pour que, dans les premières fumées, le bourreau puisse l’étrangler comme il a coutume de le faire par pitié chrétienne. Jeanne devra donc endurer des tourments inhumains jusqu’à la fin. Dès que les premières flammes l’atteignent, elle crie Jésus ! Jésus ! Jésus ! et ce cri ne cessera plus jusqu’au dernier soupir, modulé par la souffrance et l’agonie. À la fin, le bailli ordonne au bourreau de dégager le corps pour que nul n’en ignore. Et l’on voit, suspendu au poteau dans des tourbillons de fumée, une pauvre charogne à demi calcinée, une tête chauve avec un œil éclaté qui s’incline sur un torse boursouflé, tandis qu’une affreuse odeur de chair carbonisée flotte sur la ville.
Gilles s’enfuit hagard. Il dévale des ruelles, franchit des murs, saute des fossés, trébuche dans des champs. Il tombe, se relève, se déchire le visage dans des ronciers, patauge dans des fondrières, court encore, et sans cesse retentit dans sa tête la litanie diabolique des chefs d’accusation prononcés contre Jeanne avec l’accompagnement du cri de la suppliciée Jésus ! Jésus ! Jésus…
Il tombe, le visage enfoncé dans la terre noire. Il gît là, comme mort, jusqu’aux lueurs de l’aube. Alors il se relève. Mais quiconque aurait vu son visage aurait compris que quelque chose s’était transformé en lui, un visage menteur, pernicieux, blasphémateur, dissolu, invocateur des diables. Mais ce n’est rien encore. Vaincu, brisé, il va se terrer trois années dans ses forteresses vendéennes. Il va devenir chenille dans son cocon. Puis la métamorphose maligne accomplie, il en sortira, et c’est un ange infernal qui déploiera ses ailes.
6
La mort de Jean de Craon, grand-père et tuteur de Gilles, survenue à Champtocé le 15 novembre 1432, le met à la tête d’une immense fortune et lui laisse le champ libre. Les relations entre le vieillard et l’enfant étaient complexes, car si le vieux forban avait longtemps voulu voir un disciple trop timide dans son héritier, il découvrit peu à peu quelle pâle figure il faisait lui-même en regard des abîmes que hantait habituellement l’âme du jeune homme. Il ne renonça pas cependant à vouloir le sermonner une dernière fois avec l’autorité que confère un lit d’agonie.
— Il faut que tu m’écoutes à cette heure, lui dit-il, car je vais partir.
— Je vous ai écouté pendant toute mon enfance et toute ma jeunesse, répondit Gilles, je ne suis pas sûr que vous ayez été toujours de bon conseil pour moi.
— Ne sois pas ingrat. J’ai travaillé avec acharnement à ma propre fortune, c’est vrai.
— … avec acharnement, violence, perfidie et sans le moindre scrupule, ajoute Gilles.
— … à ma propre fortune, poursuit Craon sans se laisser troubler. Mais comme tu es mon unique héritier, cette fortune est aussi la tienne. Tu es très riche, mon petit-fils. Après ma mort tu vas l’être immensément. Tu vas être maître de Blaison, Chemillé, La Mothe-Achard, Ambrières, Saint-Aubin-de-Fosse-Louvain, seigneuries qui te viennent de ton père. À ta mère, tu devras celles de Briollay, Champtocé, Ingrandes, La Bénate, Le Loroux-Botereau, Sénéché, Bourgneuf et La Voulte. Enfin grâce au mariage que je t’ai fait contracter avec l’héritière des Thouars, tu as Tiffauges, Pouzauges, Chabanais, Gonfolenc, Savenay, Lambert, Gretz-sur-Maine et Châteaumorant. En vérité mon petit-fils tu es l’un des seigneurs les plus opulents de ton époque.
Gilles n’avait pas écouté cette fastidieuse énumération.
— Vous savez bien que je n’ai pas le sens de ces choses,
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