Gisors et l'énigme des Templiers
berceau du futur État de Grande-Bretagne ?
Cette idée de « terre étrangère » à la France
prenait racine en moi, d’autant plus que je m’étais laissé dire que de nombreux
Bretons avaient participé à la conquête du pays des maudits Anglais qui avaient
chassé mes ancêtres de leur île d’origine, les obligeant à passer la Manche et
à s’établir en Armorique. Du coup, les Normands devenaient mes alliés, et la
citadelle de Gisors, à soixante-dix kilomètres de Paris, était le premier jalon
qui pouvait me conduire sur la route d’un pays imaginaire que je reconstituais
selon mon cœur et en fonction de toutes les pulsions que peuvent susciter les
rêveries nostalgiques d’un jeune homme qui se croit exilé.
D’autres éléments confortèrent en moi la réalité de cette
frontière, en particulier la découverte de la littérature du Moyen Âge. Je
m’étais bien vite aperçu que la plupart des anciens textes de cette littérature
médiévale dite française étaient rédigés en dialecte anglo-normand, à commencer
par la fameuse Chanson de Roland . Quant aux romans
« bretons », autrement dit les récits du cycle arthurien, ils
étaient, à part ceux de Chrétien de Troyes, l’œuvre de clercs normands plus ou
moins inféodés à Henry II Plantagenêt : le Roman de
Brut (c’est-à-dire des Bretons) de Robert Wace, le Tristan de Béroul et celui de Thomas d’Angleterre, la Folie Tristan du manuscrit d’Oxford, les Lais de Marie de France qui, comme son nom ne
l’indique pas, était anglo-normande, probablement la demi-sœur de
Henry II. Pour moi qui me sentais plus que jamais Breton et de plus en
plus fier des traditions bretonnes, il était évident que les Normands ne
pouvaient être que des amis. N’avaient-ils pas contribué de façon éclatante à
répandre les légendes celtiques dans le monde ? Je leur devais bien de
m’intéresser à leur histoire, à leur littérature et aussi à leur magnifique art
tant ogival que roman.
Hélas, c’était pendant la Seconde Guerre mondiale.
J’apprenais tous les jours que des tonnes de bombes avaient été déversées sur
les villes normandes. Qu’allait-il rester de tout cela ? Combien de
chefs-d’œuvre seraient-ils anéantis dans la tourmente ? Cela ne pouvait
qu’augmenter ma sympathie pour ce pays où vibraient encore, je le savais, l’âme
des chevaliers d’antan et la main de gloire des bâtisseurs de cathédrales. De
l’autre côté de l’Epte, de l’autre côté de la « frontière », c’est
toute une civilisation qui risquait de basculer dans le néant.
C’est en 1948 que je vins pour la première fois à Gisors. Un
train, déjà désuet pour l’époque, m’avait emmené hors du temps parisien,
serpentant à travers les jardins de banlieue et débouchant, après avoir franchi
l’Oise, sur les plateaux du Vexin inondés de soleil et d’un vent qui, dans mon
imagination, recélait déjà les grands souffles de la mer. En sortant de la
gare, j’eus réellement le sentiment de me trouver ailleurs ,
de l’autre côté d’une frontière que j’avais enfin réussi à traverser. Pourtant,
cette gare se trouve sur la rive gauche de l’Epte, c’est-à-dire du côté
français. Mais, en face, il y avait la masse imposante du château, et je me
souvenais d’avoir lu quelque part une curieuse réflexion du roi de France
Philippe Auguste à propos de cette forteresse : « J’aimerais que les
murailles fussent de pierres précieuses, que chaque pierre soit d’or ou
d’argent, à condition que nul ne le sache sauf moi. » Cette phrase du
jeune roi est évidemment une boutade, et qui montre à quel point on tenait,
tant en Angleterre qu’en France, le château de Gisors comme un élément
essentiel de la stratégie politique et militaire. Mais de telles paroles ont de
curieuses résonances quand on les relie à tout ce qui concerne le fabuleux
trésor des Templiers.
Cependant, en 1948, j’ignorais tout de ce trésor, et je
n’avais pas entendu parler des fouilles entreprises par le gardien du château.
Un invraisemblable autocar, comme on n’en voyait déjà plus, me traîna à travers
les rues de la ville. Les traces de la guerre y étaient encore visibles :
des ruines témoignaient des bombardements allemands qui avaient détruit le
centre de Gisors en 1940, et la silhouette décharnée et meurtrie de l’église
faisait mal à voir. En un instant, j’eus la vision de cet instant terrible où
la
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