Gondoles de verre
front. Soudain, Tron sut ce qu’il allait dire. C’était en effet très simple.
— Il suffit de fausser l’heure ? l’interrogea-t-il.
Potocki parut se réjouir.
— Exact, commissaire ! Quand la reine lui a parlé, Kostolany était déjà mort. Et quand vous l’avez entendue dans l’escalier, Constancia aussi.
— Mais qui a interprété la mazurka alors ?
— Elle ! Sauf que ce n’était pas quand vous l’avez cru.
Tron fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous racontez.
Son adversaire sourit.
— La mazurka est une copie.
— Comment ?
— Un faux de première qualité. Une copie parfaite. Constancia avait…
Le commissaire ne comprit pas le reste de la phrase car la porte devant laquelle il se tenait se transforma sans prévenir en un énorme poing d’acier qui lui frappa le dos et, une fraction de seconde plus tard, la nuque. Elle le catapulta au centre de la pièce minuscule ; il atterrit sur l’éclair qui s’échappait de l’arme brandie par Potocki. Tout de suite après, un deuxième coup de feu partit. Une forte odeur de cordite se répandit. Puis Tron se cogna le front contre l’arête de la console sur laquelle était posé le Titien. Avant de perdre connaissance, il fit un rêve d’un extrême réalisme.
La princesse et lui se tenaient devant une fenêtre du salon dans le palais Balbi-Valier. Comme lors de leur premier rendez-vous au théâtre de La Fenice, il sentait la subtile odeur de pâte d’amandes qui émanait d’elle. Une légère brise avait chassé la chaleur moite et lavé le ciel au-dessus de la ville. Ils observaient les étoiles – des myriades de petits points brillants, gigantesque pont de lumière. La lune se reflétait dans leurs coupes de champagne. Une musique provenait d’on ne sait où. Il attira la princesse vers lui, puis ferma les paupières. Quand elle l’embrassa, la caresse de ses lèvres avait la douceur d’une plume.
Tron gisait par terre dans une étonnante contorsion. Sa tête touchait la jambe de Troubetzkoï dont le buste touchait Potocki. Après avoir lâché son revolver, Bossi s’agenouilla près de lui et constata qu’il souriait.
49
Une musique l’arracha au sommeil – pas tout de suite en vérité car, pendant un moment, elle lui parut retentir dans le rêve où il était plongé. Elle ne semblait pas provenir du dehors, mais naître à l’intérieur même de son esprit. Il distinguait des menuets, des valses, des sarabandes, puis à nouveau le son d’une valse – à cette différence près que celle-ci n’émanait pas de lui, mais sans le moindre doute de l’extérieur. Ou plus exactement… d’en haut ? Du plafond ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Et où se trouvait-il en fait ? Où était ce lit dans lequel il était allongé ? N’avait-il pas mal quelque part ? Non, à vrai dire non. Son bras droit lui brûlait un peu, il se sentait engourdi, mais rien de grave.
Qu’avait-il bien pu se passer ? Il perçut une odeur douceâtre, une odeur de bougie allumée, et en même temps une odeur de renfermé, de pièce mal aérée – c’était bien sûr l’odeur familière du palais Tron à laquelle se mêlait maintenant un soupçon de pâte d’amandes. Puis une voix – celle de Maria – s’adressa à lui dans l’obscurité : — Alvise ? Tu es réveillé ?
Il ouvrit les yeux. Il se trouvait dans sa chambre située à l’entresol. Ce qu’il vit était ce qu’il voyait tous les matins : sa table de nuit où était posée une tasse à la forme étrange, son piano carré contre le mur d’en face et, devant la fenêtre, son bureau couvert de manuscrits en vue du prochain numéro de l’ Emporio della Poesia .
Il toussota.
— D’où vient cette musique ?
La princesse rit.
— De la salle de bal ! Nous sommes dimanche soir. Voilà deux jours que tu es indisposé.
— Mon Dieu, le bal !
— Tout se déroule à merveille, Tron. C’est l’événement de l’année.
— Pourquoi n’es-tu pas en haut ?
— Nous veillons sur toi à tour de rôle – la comtesse, Alessandro et moi.
— J’ai perdu connaissance tout ce temps ?
— Tu as repris conscience deux fois et dit quelques mots. La première fois, tu as réclamé du champagne et des truffes en surprise . Néanmoins, tu t’es rendormi aussi vite.
— Et la deuxième ?
— Tu voulais des beignets dauphin . Ensuite, tu as bu un peu de thé dans la tasse à bec et tu t’es rendormi.
La tasse à bec ? Tron soupira.
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