Gondoles de verre
Kostolany vous a rendue, il y en a un. C’est bien ce que vous voulez dire ?
Elle hocha la tête d’un mouvement rageur.
— Cela devrait suffire à démontrer, me semble-t-il, qu’il nous a rendu un faux au lieu de l’original.
Tron constata avec stupeur que des larmes étaient apparues sur les cils inférieurs de la comtesse. Il toussota pour gagner du temps et se ressaisir. Puis il demanda :
— Qu’est-il ressorti de la discussion d’hier soir ?
La comtesse avait retrouvé sa contenance. Seul son air indisposé frappait plus encore qu’avant. Il commençait à éprouver pour elle une sincère admiration.
— Il n’en est rien ressorti du tout, répondit-elle avec une maîtrise parfaite. Kostolany a maintenu que nous voulions lui vendre un faux.
— Votre époux vous a-t-il rapporté leur discussion en détail ?
— Ercole n’a pas beaucoup parlé depuis hier, dit-elle en haussant les épaules. Je peux le comprendre. Cette mésaventure est au plus haut point… fâcheuse pour nous.
Le commissaire se leva, suivi du sergent Bossi.
— Où et quand pouvons-nous rencontrer votre mari ?
La comtesse le transperça du regard, comme si elle pouvait lire dans ses yeux quel parti il avait pris. Puis elle déclara avec calme :
— Ercole revient par le dernier train de Milan. Il travaille dans les chemins de fer depuis quelques années.
Cinq minutes plus tard – le temps nécessaire pour se frayer un chemin à travers les couloirs et les escaliers bondés –, Tron et Bossi se retrouvaient à l’air libre dans la calle del Pestrin. Ici, dans la ruelle profonde, rien ne trahissait le soleil de midi. Seule une bande bleu clair au-dessus de leurs têtes, bordée par une dentelle de tuiles, rappelait qu’une joyeuse journée de juin inondait la ville de lumière. Bossi jeta un regard en coin à son supérieur.
— Vous croyez sincèrement que ce Kostolany a pu garder l’original et rendre une copie, commissaire ?
Le sergent secouait la tête d’un air incrédule. Tron fut obligé de sourire. Le mélange de compétence technique et de naïveté personnelle qui caractérisait le jeune policier ne cessait de l’amuser.
— Michel-Ange était connu pour emprunter les originaux et rendre des copies. L’idée ne date pas d’hier. Mais je ne vois pas comment les Valmarana pourraient le prouver.
Il haussa les épaules.
— Au bout du compte, il ne leur restera probablement plus un jour qu’à vendre le faux.
Il regarda en l’air, puis sur le côté, avec une expression de réflexion intense.
— Si possible à un étranger.
Bossi l’observait d’un air troublé, mais Tron continua de manière imperturbable.
— Si le papier est ancien, personne ne verra la différence. Le dessin en soi est irréprochable. En ce qui me concerne, je préfère une bonne copie à un mauvais original.
C’était d’ailleurs aussi la philosophie d’Alphonse de Sivry, un ami avec lequel Tron faisait des affaires à intervalles réguliers. Le marchand d’art ne voulait pas entendre parler d’originaux de deuxième catégorie ; il ne jurait que par les faux de premier ordre que, du point de vue artistique, on pouvait en toute bonne conscience présenter aux clients comme des originaux. Tron avait toujours approuvé cette disposition d’esprit dans le commerce de l’art. Elle s’était révélée être une base solide sur laquelle ils avaient construit une collaboration fructueuse.
Tout à coup, le commissaire sentit le regard de Bossi posé sur lui. Il savait ce qui allait venir.
— Puis-je vous demander, commença le sergent avec timidité, à quoi vous avez reconnu qu’il s’agissait d’un faux, commissaire ?
Et voilà ! Il l’aurait juré. Bossi n’en était toujours pas revenu. Sa voix, un peu pédante quand il prononçait des mots comme chaîne d’indices ou recherche de preuves , traduisait à présent la modestie, presque la vénération.
— C’est une question d’habitude, sergent, prétendit Tron.
Il adressa à son adjoint un sourire paternel.
— Pour le connaisseur, il se dégage un fluide particulier de l’œuvre des grands maîtres. Si cette sanguine avait bien été de la main de Raphaël, l’air au-dessus de la feuille aurait vibré. Alors que, là, il était… inerte.
Du coin de l’œil, il vit la mâchoire inférieure de Bossi pendre dans le vide.
— Quand vous aurez contemplé assez d’œuvres de ce genre, poursuivit-il tranquillement, vous sentirez ces choses-là
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