Gondoles de verre
s’éleva dans son dos.
— Que faites-vous là, monsieur ? Et qui êtes-vous ?
Le commissaire fit volte-face et fut de nouveau confronté à un cliché éculé : un officier en civil se tenait sur le pas de la porte dans une redingote qu’il aurait sans nul doute préféré échanger contre son uniforme. Il avait une cage thoracique impressionnante, un visage couleur d’acajou et un nez courbé comme un sabre. Ses habits civils produisaient l’effet d’un déguisement ridicule et l’œillet fané à la boutonnière de sa redingote le faisait ressembler à un fantôme sorti d’un vaudeville démodé, qui commence déjà à sentir le moisi. Il s’agissait, à n’en pas douter, du colonel Orlov évoqué quelques instants plus tôt. Tron lui donnait une cinquantaine d’années.
— Commissaire Tron, répondit-il. Police vénitienne. Vous êtes le colonel Orlov, je suppose. L’ami de la famille ?
Puis sans attendre la réponse :
— Mme Caserta a perdu connaissance.
Ce qui n’était plus tout à fait exact puisqu’en se retournant il constata que ses cils tressaillaient, qu’un premier œil s’ouvrait, puis un deuxième, et finalement qu’elle relevait la tête.
— Mme Caserta ? demanda-t-il en se penchant vers elle et en apercevant du coin de l’œil Bossi et la femme de chambre qui faisaient irruption dans le salon.
Le colonel s’était approché. Il fut donc difficile de savoir à qui la jeune femme s’adressait vu qu’elle garda les yeux rivés sur le mur opposé.
— Je dois savoir, dit-elle d’une voix lasse mais ferme, si le Titien est toujours là.
Elle leva la main droite pour refuser les sels que sa femme de chambre lui tendait. Puis elle tourna le regard vers Tron. Malgré l’intensité de la lumière s’engouffrant dans la pièce, ses pupilles étaient grandes et sombres.
— Le colonel Orlov va vous accompagner au palais da Lezze, annonça-t-elle sur un ton qui n’acceptait aucune repartie.
Elle sourit, peut-être pour adoucir l’effet de ses paroles. Tron hocha la tête en silence.
— Dans ce cas, je vous prierais de bien vouloir me laisser seule à présent et de l’attendre quelques minutes à la réception.
Mme Caserta ferma les paupières et s’enfonça dans son fauteuil pour signaler la fin de l’entretien. Quand elle souriait, deux fossettes se dessinaient aux commissures de ses lèvres. En quittant le salon en compagnie de Bossi, le commissaire se demanda qui elle lui rappelait.
6
— Le Titien était posé sur ce chevalet, commissaire, dit Orlov avec une indignation mal contenue.
Tron connaissait cette réaction. Au départ, les victimes tendaient souvent à rejeter la responsabilité du crime sur la police. Le colonel tourna son buste imposant vers la gauche, esquissa un demi-pas vers l’avant et s’arrêta à l’endroit précis où l’on avait retrouvé Kostolany la veille. Bossi avait ouvert les persiennes. Dans la lumière du jour, la haute salle aux murs tapissés de tableaux précieux paraissait bizarrement austère et triste.
Pendant le trajet en gondole jusqu’au palais da Lezze, le commissaire avait dû admettre qu’il avait eu tort de prendre Orlov pour un imbécile. Derrière sa façade de sabreur borné se cachait une intelligence en éveil, quoique sans doute assez excentrique. Au cours de leur discussion, le colonel avait fait preuve d’un légitimisme aveugle et n’avait pas caché qu’il n’admettrait jamais la destitution du roi des Deux-Siciles. Certains de ses jugements politiques étaient puérils, d’autres au contraire d’une pertinence étonnante. Son aversion naturelle pour l’idée d’une unité italienne le rendait presque sympathique à ses yeux.
Tous deux, pensa Tron (qui voyait dans le colonel un reflet grotesque de lui-même), défendaient une cause anachronique et désespérée ; ils avaient perdu la partie. Le commissaire s’était battu contre les Autrichiens pour la résurrection de la République de Venise ; Orlov contre Garibaldi pour la survie de la monarchie des Bourbons. Le rêve de Tron s’était effondré sous une pluie de bombes durant l’été 1849, celui d’Orlov était mort sous les feux de l’artillerie piémontaise dans la forteresse de Gaète, le nid d’aigle au bord de la mer où les restes de l’armée des Deux-Siciles avaient trouvé refuge. Le cours de l’histoire les avait recrachés tous les deux comme un fruit blet, songea Tron avec résignation. Sauf qu’Orlov ne voulait
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