Gondoles de verre
révélait qu’elle connaissait déjà la réponse.
— Parce que votre nom figure dans l’agenda de Geza Kostolany, expliqua-t-il brièvement. Est-il exact que vous vous êtes rendue au palais da Lezze hier soir ?
Elle parut réfléchir un moment, comme si elle avait eu tant de rendez-vous la veille qu’elle ne se souvenait plus de tous. Puis elle releva les yeux et hocha la tête.
— Oui, c’est exact, comte. Je m’y suis rendue avec un ami de la famille qui loge lui aussi au Regina e Gran Canal .
Bien qu’elle eût parlé avec aisance, il perçut dans sa voix une angoisse diffuse.
— À quelle heure êtes-vous arrivée chez M. Kostolany ?
Tron savait que le sergent Bossi, toujours planté derrière lui près de la porte, suivait chaque mot de la conversation et allait à présent sortir son carnet.
— Il était dix heures pile. Au moment où nous avons accosté à la porte donnant sur l’eau, les cloches se sont mises à sonner.
— Les cloches de San Samuele ?
— L’église de l’autre côté du Grand Canal.
— Combien de temps êtes-vous restée au palais da Lezze ?
— Tout au plus une demi-heure.
— Pourriez-vous nous révéler la raison de votre visite ?
Mme Caserta lui jeta un regard méfiant, mais parut en arriver à la conclusion que la question se justifiait.
— J’étais venue pour vendre un tableau à M. Kostolany.
— Et vous le lui avez vendu ?
Elle secoua la tête.
— Il l’a gardé pour expertise. Il s’agissait d’une grosse somme. Donc il avait besoin de temps pour examiner le tableau.
Elle frotta le col de sa robe à crinoline d’un geste machinal et dit sans le regarder :
— Pour avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas d’un faux.
— De quel tableau parlons-nous ? s’enquit le commissaire.
— D’un Titien. Un portrait de Marie-Madeleine.
D’un geste de la main, Mme Caserta montra une vue de la place Saint-Marc accrochée au mur du salon, à peu près de la taille d’un plateau à petit déjeuner.
— Pas plus grand que ce tableau, dit-elle. Peut-être l’avez-vous aperçu ?
Il secoua la tête d’un air désolé.
— La salle d’exposition contenait environ deux douzaines de tableaux…
— Nous étions convenus, reprit-elle d’un ton las, de nous revoir ce soir à la même heure.
Elle tourna subitement les talons, se dirigea vers la fenêtre d’un pas chancelant et prit appui des deux mains sur le rebord, le souffle court. Lorsqu’elle se retourna de nouveau, au bout d’un moment, même ses lèvres étaient livides. Seules ses joues formaient deux taches rouges de chaque côté de son visage. Elle fit deux pas mal assurés en direction du commissaire et s’arrêta près d’un des trois fauteuils disposés autour d’une petite table.
— Comte Tron, murmura-t-elle d’une voix monocorde, avec les yeux vacillants d’une femme au bord de la crise de nerfs, je dois savoir si le Titien a disparu. Et sans tarder ! Le colonel Orlov n’a qu’à vous accompagner et…
Elle ne parvint pas à terminer sa phrase. Au lieu de cela, elle offrit à Tron un spectacle encore inédit pour lui. Elle pivota sur elle-même avec grâce tandis que ses genoux cédaient lentement et bascula dans le fauteuil à côté d’elle dans un mouvement fluide et élégant, digne d’une danseuse étoile. Là, elle resta immobile, la poitrine palpitante, dans une position d’autant plus avantageuse que le satin vert de sa crinoline s’accordait au velours amarante du siège.
Tron n’avait jamais rencontré de femmes en pâmoison, qu’il fallait ranimer avec des éventails et des sels, que dans les romans français de sa mère où il jetait un œil de temps à autre pour rester à la page. Au moins, il savait maintenant comment réagir dans ce genre de situation.
— Il nous faut des sels et un éventail, sergent ! déclara-t-il avant de se mettre lui-même en branle. Allez chercher la femme de chambre !
Dans l’intervalle, Mme Caserta avait glissé de quelques centimètres dans son fauteuil en velours rouge. Sa tête reposait à présent sur sa poitrine. Comme ses jambes étaient allongées, sa jupe était remontée d’environ une main, de sorte que deux mollets arrondis et deux fines chevilles apparaissaient sous des bas noirs – une vue délicieuse, quoique fort inconvenante.
Sans prendre le temps de réfléchir, Tron attrapa la nappe pour en recouvrir les jambes de Mme Caserta. À cet instant, une voix vocifératrice au ton militaire
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