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Gondoles de verre

Gondoles de verre

Titel: Gondoles de verre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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sentiment qu’il s’apprêtait à se confier ? En tout cas, elle ne le pensait pas une seconde capable de ces meurtres. Elle n’était pas certaine, en revanche, qu’il n’en sût pas plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Mais bon, pensa-t-elle, il finirait un jour par s’en ouvrir.
    Marie-Sophie alla à la fenêtre et observa les ombres courtes et anguleuses que la Douane de mer et le séminaire patriarcal jetaient sur le quai de l’autre côté du Canal. Le soleil de midi faisait briller la surface de l’eau comme de l’argent poli. Si absurde que cela paraisse, elle ne put s’empêcher de penser à la poussière de la campagna .
    Elle ferma les rideaux, s’approcha de son secrétaire, ouvrit l’abattant et s’assit pour écrire. Comme toujours, elle utilisa un papier bleu clair, neutre, et comme toujours, elle dut retenir ses larmes pendant que sa plume courait sur la feuille. Le ton de sa missive ne laisserait rien deviner : une banale lettre d’affaires. Leur situation était déjà assez compromettante. Il aurait été stupide de laisser des traces supplémentaires.

32
    Le commissaire trouvait que la façon maniérée dont Orlov levait le petit doigt chaque fois qu’il touchait sa tasse convenait peu à l’air martial qu’il se donnait par ailleurs. Les portions qu’il portait à sa bouche étaient ridiculement petites et il avait coutume de les déguster en avançant les lèvres avec affectation. En résumé, le colonel, qui manipulait sa fourchette à gâteau comme si elle était en cristal de Murano, n’évoquait guère l’auteur de trois crimes raffinés et brutaux.
    Cinq heures venant de sonner, la fanfare sur la place Saint-Marc s’accordait une petite pause. Tron ne pouvait pas voir les musiciens car des cohortes de Vénitiens, d’étrangers et de militaires passaient comme d’habitude dangereusement près de la terrasse. Presque toutes les tables du Quadri étaient occupées par des officiers de l’armée autrichienne. Il distinguait les uniformes bleu foncé à boutons dorés de la marine, les vestes bleu ciel des dragons dont les pantalons rouges brillaient dans le soleil et l’habit vert des lanciers, serré à la taille.
    Sans doute Orlov souffrait-il de devoir porter un costume civil au milieu d’un tel étalage de virilité militaire, se dit Tron. Il était vêtu d’une redingote gris foncé un peu usée, d’un plastron amidonné et d’une lavallière verdâtre si volumineuse qu’on aurait pu croire qu’il avait oublié d’enlever sa serviette de table après avoir mangé du homard. Dieu seul savait ce qui avait pu l’inciter à passer en outre un chrysanthème blanc à sa boutonnière. Il ressemblait en réalité plus que jamais à un directeur de cirque russe.
    Tron se détacha d’un groupe de touristes anglais, s’approcha de sa table et dit :
    — Je pourrais vous arrêter à tout moment.
    Le colonel leva le nez de son journal et le dévisagea d’un air hébété.
    — Je veux parler de la Stampa di Torino , expliqua-t-il en souriant. Elle est interdite à Venise.
    Orlov se détendit. Il lui rendit son sourire.
    — Vous ne lisez pas la Stampa , commissaire ?
    — Je la survole, avoua Tron en s’asseyant mine de rien. Elle ne contient pas moins de mensonges que la Gazetta di Venezia .
    — Ce que la Stampa répand sur le Sud est en effet absolument faux, concéda le colonel. Mais il faut lire entre les lignes pour apprendre la vérité.
    — Qui serait ?
    Le sourire d’Orlov était gâché par les miettes de Sachertorte qui formaient des taches noires entre ses dents.
    — La vérité, c’est que les succès militaires sont tous inventés – ce qu’on reconnaît à la fréquence suspecte des nouvelles victorieuses. À en croire la version officielle, le Mezzogiorno serait pacifié.
    — Mis à part quelques révoltes récurrentes, objecta Tron.
    — Révoltes ? s’exclama le colonel, retrouvant tout à coup son allure martiale et tranchant le reste de gâteau d’un coup de fourchette. Les Piémontais ont envoyé cent vingt mille hommes dans le Sud ! Avec une telle troupe, ils pourraient attaquer l’Autriche. Seulement, le Mezzogiorno veut retrouver son autonomie. Il ne s’agit pas que de quelques révoltes, commissaire. Il s’agit d’une guerre civile !
    — Que vous allez perdre si vous ne parvenez pas à organiser vos brigands au sein d’une armée régulière, remarqua Tron. Même dans ces conditions, je doute que vous puissiez vaincre

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