Gondoles de verre
Generaldirektor Leinsdorf, se pencha pour profiter de l’ombre du parasol qui ne protégeait que la moitié de sa table devant le café Quadri et sortit un carnet à reliure noire dans lequel elle inscrivait ses dépenses au cours de ses voyages. Elle y nota de son écriture soignée et un peu hachée : « 1 Kännchen de café, 2 tartelettes de l’Engadine, 1 parfait au moka, 2 doubles cognacs – 3 lires. »
La mention « 2 doubles cognacs » n’était pas tout à fait exacte dans la mesure où elle avait seulement payé deux simples cognacs – grâce à un système aussi simple qu’efficace. Au moment de régler, il suffisait d’énumérer les différentes consommations à un rythme soutenu – les garçons appréciaient qu’on les aide – et d’oublier de dire « double » pour boire deux cognacs aux frais du patron. Ce n’était pas pour l’argent, elle en avait à revendre. C’était plutôt pour le plaisir de tendre elle aussi un petit piège dans ce gigantesque piège à touristes qu’était Venise et d’attraper une proie de temps à autre. En outre (ce qu’elle n’aurait jamais avoué à personne), ces brefs échanges lui procuraient une excitation priapique .
Maintenant qu’elle avait payé, elle glisserait mine de rien dans son sac le cendrier posé sur la table – une gondole en verre pressé d’un rare mauvais goût. Ce n’était pas le premier cendrier de ce genre qu’elle faisait disparaître d’un geste rapide. Mais elle avait constaté que ces larcins lui procuraient une excitation priapique plus grande encore que ses tricheries sur l’addition.
Mme Leinsdorf se redressa dans la lumière du soleil d’après-midi, ferma les yeux et jouit du vertige que lui procuraient chaque fois deux doubles cognacs. Le Quadri était son café préféré – à cause des nombreux uniformes, pour lesquels elle avait toujours eu un faible. Parfois, elle se demandait si elle aurait épousé le directeur général Leinsdorf sans l’uniforme des hussards de Honvéd dans lequel elle l’avait aperçu pour la première fois – lors d’une réception à l’issue des manœuvres d’automne en 1857. Il lui avait adressé un clin d’œil par-dessus sa coupe de champagne, et aussitôt, elle avait imaginé la tête de ses amies (déjà mariées) si elle leur présentait comme étant son fiancé un beau capitaine de cavalerie.
Deux mois plus tard, ils étaient mariés. Et un an après, son époux quittait l’armée pour entrer dans la banque de son beau-père où il réussit à devenir directeur du service des prêts en l’espace de six ans. Le capitaine Leinsdorf s’était mué en directeur général Leinsdorf. Il n’avait pas moins de succès dans le civil que dans l’armée ; cependant, elle n’oublierait jamais sa déception la première fois qu’elle l’avait vu sans uniforme. Dans sa redingote, elle l’avait trouvé pâle et ratatiné, comme s’il s’était présenté à elle en sous-vêtements.
Depuis quelques semaines, du reste, ses sous-vêtements n’avaient plus de secret pour elle car, les jours de grande chaleur, le directeur général Leinsdorf avait coutume de se promener dans leur suite au Danieli en caleçon, tricot de corps et chaussettes – un spectacle répugnant encore aggravé par la vue de ses fixe-chaussettes couleur chair. Mme Leinsdorf se surprenait de plus en plus souvent à rêver qu’elle lui passait ses fixe-chaussettes au-dessus de la tête et qu’elle serrait jusqu’à ce qu’il…
Les abominables flonflons de la fanfare qui reprenaient l’arrachèrent à ses pensées. Ouvrant les yeux et laissant son regard à présent légèrement embué errer sur la place, elle crut un instant distinguer son mari dans la foule – au bras d’une jeune femme. Lorsque le couple s’approcha, elle constata qu’il s’agissait d’Italiens et que la femme aurait pu être sa mère. Le directeur général Leinsdorf n’était d’ailleurs pas imprudent au point de traverser la place Saint-Marc en plein jour au bras d’une dame.
Malgré tout, aurait-elle éprouvé de la jalousie si elle avait eu sous les yeux la preuve que son mari avait une liaison ? Elle secoua énergiquement la tête et fut tentée – les deux doubles cognacs la rendaient à la fois indolente et impulsive – de taper sur la table du plat de la main. Non, bien entendu que non ! Elle n’éprouvait nul besoin de se faire courtiser par son mari ; ce désir s’était évanoui depuis qu’il avait
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