Hannibal, Sous les remparts de Rome
l’enjeu de cette journée.
Pour
escalader la pente tantôt verglacée, tantôt boueuse, les cavaliers avaient mis
pied à terre, flattant l’encolure de leurs montures et guidant
précautionneusement leurs pas. Les fantassins, eux, avaient été rassemblés par
petits groupes de deux cents individus. Les officiers circulaient dans leurs
rangs et repéraient les hommes les plus robustes. Outre leur équipement, ces
derniers devaient porter ceux de deux ou trois de leurs compagnons. Ceux-ci,
délivrés de leur fardeau, étaient conduits auprès des chariots de bagages et de
vivres pour les pousser lorsque leurs roues s’enfonçaient dans le sol détrempé
après la disparition de la mince couche de glace. Les éléphants, eux,
cheminaient lentement, encouragés par leurs cornacs, qui avaient reçu pour
consigne de ménager les forces des animaux. Les rations de fourrage étaient
presque toutes épuisées et l’on n’en trouverait pas avant l’Italie. En route,
il ne fallait pas compter sur l’herbe des prairies devenue rare ou cachée par
la neige, ni sur les feuillages des rares arbres poussant sur ces hauteurs
inaccessibles. Dès que la colonne s’ébranla, gravissant peu à peu la côte,
Hannibal se plaça à l’arrière-garde et observa, l’estomac noué, cette masse
énorme semblable à une tache se répandant sur un morceau de tissu. Ce qui le
frappa le plus était le silence pesant présidant à l’ascension. Les hommes,
trop tendus par l’effort, ne s’adressaient même pas des paroles d’encouragement
et les bêtes, ne voulant pas se fatiguer inutilement, semblaient se retenir de
hennir ou de barrir. Un long serpent muet enveloppait les flancs de la montagne
et finit par en atteindre le sommet en milieu de journée.
Les
premiers soldats arrivés en haut du col ne purent retenir leur surprise devant
le spectacle extraordinaire qui s’offrait à leurs yeux. Devant eux, s’étiraient
l’Italie et la plaine du Pô caressées par les derniers rayons du soleil
hivernal. A l’infini, l’on apercevait des champs bien entretenus ainsi que des
villes et des villages prospères dont les habitants passaient l’hiver au chaud,
calfeutrés dans leurs confortables demeures. Dissimulant son émotion, Hannibal
ne put s’empêcher de haranguer ses troupes. Après les avoir félicitées pour
leur vaillance, il leur promit que, dans quelques jours, ils seraient
triomphalement accueillis par les Boïens. Dans quelques semaines, ils seraient
devant les murs de Rome après avoir écrasé les légions de Publius Cornélius
Scipion. Ils n’auraient aucun mal à les piétiner car qui pourrait arrêter ceux
qui avaient accompli l’exploit de franchir les Alpes en empruntant la voie
hérakléïenne ?
Ces propos
rassurants étaient les bienvenus même si certains officiers estimèrent qu’ils
avaient été prononcés trop tôt. Car les souffrances qu’avaient endurées les
soldats depuis le passage du Rhône n’étaient rien à côté de celles que leur
réservait la descente du versant italien. Certes, l’on n’avait plus à redouter
les attaques de tribus montagnardes hostiles. Mais c’était désormais la nature
qui constituait le principal et le plus féroce ennemi des troupes. Elles ne
tardèrent pas à le comprendre le lendemain lorsqu’elles reçurent l’ordre de se
mettre en chemin. Au début, l’avant-garde progressa facilement, foulant à ses
pieds la neige fraîche vite transformée en boue noirâtre, mais elle dut bientôt
ralentir le pas. Hommes et bêtes trébuchaient dans des trous et des ornières
invisibles. Ceux qui tombaient entraînaient à leur suite leurs compagnons
hurlant de terreur avant de s’écraser au fond des ravins. En quelques minutes,
l’armée perdit des centaines de valeureux soldats, agonisant, les membres
brisés, sans qu’on puisse leur porter secours.
Appelé en
tête de la colonne, Hannibal donna immédiatement l’ordre d’arrêter sa
progression. Avec leurs casques et leurs mains nues, des milliers de fantassins
déblayèrent la route avant de reprendre leur marche. Mais un obstacle imprévu
les stoppa net. La route se terminait en cul-de-sac. Cette fois-ci, l’on ne
pouvait en imputer la responsabilité à la malignité des guides gaulois. Depuis
leur dernier passage par cet endroit, un affaissement de terrain, consécutif à
de fortes pluies, s’était produit. La montagne avait été emportée sur une
hauteur d’une dizaine de stades [21] ,
cédant
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