Haute-savane
Apparemment, ceux qui partaient laissaient des regrets.
Non sans peine, Tournemine parvint à s’insinuer dans l’inextricable fouillis d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens, de moutons et même de porcs enchevêtrés aux chariots transportant les tonneaux de mélasse ou de sucre qui allaient prendre bientôt le chemin de la métropole car, depuis le début du mois, les récoltes de cannes à sucre allaient leur train. Tout cela donnait une odeur qui n’avait rien de paradisiaque, encore aggravée par la pesanteur du temps et les nuages qui accouraient, annonçant l’orage, quotidien en cette saison. Et ce fut avec un soupir de soulagement que Gilles sauta dans la chaloupe et se fit ramener à bord.
Ce fut pour y essuyer une scène de ménage.
Debout à la coupée, Judith l’attendait, boudeuse et l’œil plus sombre que jamais.
— Puis-je savoir combien de temps vous allez encore nous garder ici, comme si nous étions une cargaison suspecte, soumise à quarantaine ? Pourquoi n’allons-nous pas à terre ?
— Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous y alliez mais accompagnée, bien sûr. Une dame de qualité ne se promène pas seule dans une ville comme le Cap-Français. Je ne peux guère vous conseiller d’emmener Fanchon. Son bras immobilisé s’accommoderait mal du contact de la foule, mais vous pouvez descendre avec Mme Gauthier et sa fille qui souhaitent sans doute elles aussi mettre pied à terre. Le lieutenant Ménard pourrait vous escorter…
— Ne tournez donc pas autour du pot. Pourquoi ne descendrais-je pas avec vous ? Vous auriez pu m’emmener tout à l’heure au lieu de filer à l’anglaise pendant la sieste…
Mis de bonne humeur par sa petite aventure en dépit de la déconvenue essuyée chez le notaire, Gilles se mit à rire.
— Je vous ai dit, à déjeuner, que je devais voir le notaire. Je ne pouvais pas vous y emmener. Nous aurions eu l’air d’un couple de boutiquiers.
— Et vous avez passé tout ce temps-là chez le notaire ? riposta Judith acerbe. J’ai peine à le croire car un message est venu tout à l’heure m’apporter une invitation instante, de la part de Mme Maublanc, à prendre logis chez elle durant le temps que nous resterons ici.
Cette fois, la belle humeur de Gilles disparut. Il n’aimait pas l’indiscrétion et l’insistance de cette femme était déplaisante. Installe-t-on des gens chez soi lorsqu’on a un malade à la maison ?
— C’est ridicule ! Cette Mme Maublanc est folle. Son mari a une angine. Avez-vous envie d’attraper son mal et de rester couchée huit jours chez un notaire ? Allons, Judith, ne faites pas cette tête. Je vous emmènerai à terre demain puisque je ne pourrai prendre possession de mes papiers qu’après-demain.
— Cela ne me dit pas ce que vous avez fait après votre visite au notaire.
Il la regarda sans songer à dissimuler sa stupeur.
— Me feriez-vous l’honneur de surveiller mes faits et gestes et d’être jalouse ?
— Moi, jalouse ? Quelle sottise ! Simplement je ne veux pas être traitée comme tous ces gens que vous avez emmenés et à qui vous pouvez imposer d’aller ou de rester là où il vous plaît et quand il vous plaît. Je suis votre femme.
— Personne n’a jamais dit le contraire. Et tenez, ceci vous prouvera, j’espère, que je ne vous ai pas oubliée durant cette première prise de contact avec le Cap.
Tirant de sa poche le plus grand des trois écrins qu’elle contenait, il l’offrit à la jeune femme interdite. Elle rougit brusquement.
— Pour moi ?
— Mais bien sûr ! Comme vous l’avez si bien rappelé, vous êtes ma femme… et vous n’êtes guère riche en bijoux. Il est temps de remédier à cet état de choses si vous voulez tenir votre rang dans la société.
Avec une joie enfantine, elle ouvrit la boîte gainée de soie, en tira le joyau qu’elle fit jouer au bout de ses doigts.
— Que c’est joli ! Et comme il va bien aller avec la robe blanche que je mettrai ce soir. Merci, Gilles, vous êtes un amour ! Grâce à vous, je compte bien être la plus élégante, ce soir, au souper du gouverneur…
Toute à son plaisir, elle virevolta comme si elle allait se mettre à danser sans cesser de contempler le collier posé sur sa main. Gilles l’arrêta.
— Qu’avez-vous dit ? Le souper du gouverneur ?
— Oh ! c’est vrai, vous n’êtes pas au courant. C’est que le messager n’est venu qu’il y a une heure :
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