Haute-savane
cet honneur remonte à plusieurs mois et je ne saurais vous donner de nouvelles fraîches de Versailles. Avant de m’embarquer, j’ai séjourné assez longtemps en Bretagne, ma contrée natale, et je viens actuellement de New York.
— Eh bien ! parlez-moi de la reine. Est-elle aussi belle qu’on le dit ? Et qui est son amant, en ce moment ?
Il bénit hypocritement la phrase grossière et maladroite qui lui permettait de monter quelque peu sur ses grands chevaux… et de se relever dignement. En effet, faute de pouvoir l’attirer à elle, la dame avait entrepris de faire elle-même le chemin et se rapprochait dangereusement.
— Madame, dit-il gravement, j’ai peine à croire qu’une personne de votre qualité puisse prêter sa délicate oreille à de tels ragots. J’ai, personnellement, beaucoup de dévotion pour Sa Majesté et je n’ai jamais entendu dire qu’elle eût un amant. Elle forme, avec Sa Majesté le roi, un couple des plus unis. Je vous prie de me permettre de prendre congé… à regret comme bien vous l’imaginez, mais je dois me rendre à présent à l’intendance.
Le soupir qui s’échappa de la poitrine d’Eulalie aurait suffi à gonfler une montgolfière.
— Oh ! déjà ? Nous nous sommes à peine vus. Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?
— Certainement, madame. Après-demain…
Il eut droit à un nouveau soupir, plus gros encore que le premier si possible. Alors, se demandant si la dame n’allait pas lui sauter au cou, il se hâta de baiser la main grassouillette qui lui parut encore plus moite et battit en retraite vers la porte que lui ouvrit la négrillonne. Un instant plus tard, il foulait de nouveau le pavé poussiéreux des larges rues tirées au cordeau du Cap-Français avec l’impression réconfortante d’avoir échappé à un piège.
La chaleur était accablante, mais il eut tout de même l’impression de respirer mieux que dans la fraîche demeure du notaire. Cette mauvaise impression tenait sans doute à l’accueil, un rien trop affectueux, d’Eulalie Maublanc et peut-être au ton louangeur qu’elle employait pour parler de Simon Legros. Le notaire, lui, était sans doute un très brave homme que Gilles était tenté de plaindre d’être lié à ce genre de femme.
S’il n’eût écouté que son tempérament combatif, il eût exigé ses papiers tout de suite (après tout n’importe quel clerc devait pouvoir les lui donner) ou bien il eût laissé entendre qu’il s’en passerait bien pour aller prendre possession de son domaine, mais il s’efforça à quelque patience. Étant nouveau venu, il lui paraissait normal de faire quelques concessions aux manies et coutumes locales et de commencer à s’habituer dès à présent au rythme de vie, forcément ralenti, d’une ville tropicale. Ici, vraisemblablement, le temps ne comptait pas et une attente de deux jours de plus ou de moins ne devait avoir aucune espèce d’importance…
Ayant, de ce fait, du temps devant lui, il s’accorda le loisir d’une promenade à pied à travers cette ville dont il importait qu’elle lui devînt rapidement familière. Pour sa visite au notaire il avait, naturellement, changé de vêtements, troquant son fastueux mais pesant uniforme contre l’une de ces tenues de planteur qu’il avait fait faire à New York dans un coutil blanc à la fois léger et solide : habit à pans carrés et à boutons d’or largement ouvert sur une chemise de fine batiste et une cravate simplement nouée, la culotte assortie disparaissant dans des bottes souples. Un chapeau de paille fine cavalièrement retroussé sur le côté et une canne à pommeau d’or complétaient cette tenue aussi élégante qu’agréable. Mais si Tournemine, en se mettant à la mode du pays, pensait passer inaperçu il se trompait. En dépit de ses trente-sept rues tracées d’est en ouest et des dix-neuf qui les croisaient, en dépit d’un arrière-pays truffé de plantations diverses, le Cap était en fait une assez petite ville où chacun se connaissait et de nombreuses paires d’yeux suivirent la promenade de cet étranger de si haute mine – aussi bien au propre qu’au figuré.
Insoucieux de tous ces regards, il trouva plaisir à plonger dans la foule bruyante et violemment colorée qui, sous les branches ardentes des flamboyants ou les grappes bleues des jacarandas, semblait mener une kermesse permanente. Les Noirs étaient la majorité, mais tous n’étaient pas, tant s’en faut, en
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