Haute-savane
guère à Saint-Domingue dont il assimilait mal l’atmosphère sensuelle et indolente. C’était avant tout un soldat et un marin, un de ces Normands froids et courtois, quelque peu puritains, dont la race s’est si bien acclimatée à l’Angleterre et il portait avec quelque hauteur ce prénom de César qu’il avait d’ailleurs en commun avec ses deux frères, l’évêque de Langres et le chevalier de Malte qui avait représenté la France outre-Atlantique au moment des premiers soulèvements des Insurgents. Lettré, au surplus, il partageait son admiration entre son oncle Malesherbes dont il prenait les idées généreuses sur l’attribution d’un état civil aux protestants, et les grands hommes de la Grèce antique.
Visiblement, La Luzerne accomplissait une courtoise corvée en recevant ce nouveau venu dont il n’avait guère apprécié le peu d’empressement à se rendre auprès de lui et qui n’offrait plus guère d’intérêt dès l’instant où il n’était pas chargé de mission auprès de lui. Seule, la beauté de Judith rayonnante dans une robe de soie blanche discrètement brodée d’or, son long cou serti dans le haut collier offert par Gilles, mit quelque lumière sur un repas essentiellement protocolaire, servi dans une vaste salle à manger où les serviteurs étaient beaucoup plus nombreux que les convives, chacun d’entre eux ayant, debout, derrière sa chaise, un valet noir en livrée bleu et or dévoué à son seul service. Seule femme avec Judith, Mme de La Luzerne était parfaitement incolore.
La conversation consista surtout en un long monologue du gouverneur touchant les guerres de la Grèce antique. Il travaillait alors à une traduction de la Retraite des Dix Mille et n’en épargna aucun détail à ses hôtes plus ou moins accablés. Cette longue période de silence forcé permit à Gilles de se rendre compte de l’évidente admiration que sa femme suscitait chez le baron de Rendières. Le fringant aide de camp couvrait la jeune femme d’œillades assassines quand il ne laissait pas ses regards évaluateurs s’attarder impudemment sur la courbe de ses épaules nues ou sur les rondeurs de sa gorge.
« Un de ces jours, pensa Gilles agacé, il faudra que je lui administre un ou deux coups d’épée pour lui apprendre à vivre. Ce faquin la déshabille des yeux comme si c’était une esclave sur le marché. »
Aussi quand, le repas achevé, Rendières, qui s’était littéralement rué pour offrir une tasse de café à Judith, resta planté devant elle la mine avantageuse, Gilles, laissant là Mme de La Luzerne qui entamait une conférence sur la dégradation de l’Église dans les îles et ne s’aperçut d’ailleurs pas de son éclipse, alla rejoindre sa femme. À la légère grimace du baron en le voyant paraître, il comprit qu’il n’était pas le bienvenu, mais Rendières dut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le moyen de chercher noise à un mari de cette encolure ?
— Mme de Tournemine me dit que vous comptez vous installer tout de suite sur votre plantation ? J’espère qu’elle se trompe ?
— Et pourquoi se tromperait-elle ?
— Vous n’allez pas, à peine arrivé, priver le Cap de la plus jolie femme qu’on y ait vue depuis longtemps ? Ce ne serait pas amical. En outre, la saison n’est guère agréable pour vivre à la campagne…
— Baron, nous ne sommes pas venus à Saint-Domingue pour y mener une intense vie mondaine mais bien pour y faire pousser de l’indigo et du coton. Mme de Tournemine ne m’a jamais laissé entendre que ce programme lui déplût en quoi que ce soit.
— Parce qu’elle ignore encore l’isolement d’une plantation. Ici, au moins, on vit. Nous avons agréable société, théâtres, concerts. Nous avons les bals du gouverneur et ceux de l’intendant général…
— Au fait, fit Gilles rompant les chiens sans plus de façon, j’espérais en venant ici y rencontrer justement M. de Barbé-Marbois. J’avais certaines questions d’ordre économique à lui poser…
Le sourire, un peu jauni, de Rendières reprit de son éclat.
— M. l’intendant général se trouve à Port-au-Prince pour quelques jours. Vous voyez bien qu’il vous faut rester…
— Pourquoi rester ? « Haute-Savane » n’est qu’à dix lieues environ du Cap… et j’ai de bons chevaux. Madame, je suis navré de vous arracher à si agréable compagnie, ajouta-t-il en offrant son bras à Judith, mais je
Weitere Kostenlose Bücher