Haute-savane
tirés, étaient garnis de crépines d’or.
— Il y a là-bas une dame qui veut me voir ? Pourquoi ? Elle ne me connaît pas.
— Li vu, li ma’qué 3 !
Un peu méfiant car le palanquin au repos était gardé par quatre Noirs dont les pectoraux luisants avaient quelque chose d’inquiétant, Gilles hésitait. Comme pour l’encourager, la négrillonne cligna de l’œil et chuchota, la mine complice :
— Si li missié li aimer l’amou’, li content…
Franchement amusé cette fois, il frictionna du bout des doigts la tête crépue de la gamine. Si c’était là le style des dames de petite vertu locale, il avait au moins le mérite de l’originalité et aussi celui de se présenter à point nommé. Par cette lourde chaleur, faire l’amour devait être merveilleusement rafraîchissant et tonifiant.
Jetant une piécette à la négrillonne qui l’attrapa avec une agilité de singe, il se dirigea résolument vers le palanquin. Comme il se penchait pour écarter l’un des rideaux, une longue main couleur de bronze clair chargée de lourdes bagues en surgit comme un aspic, saisit sa main et l’attira à l’intérieur avec une force étonnante chez une femme. Le rideau retomba sur lui et Gilles se retrouva à genoux au milieu d’une collection de coussins de satin jaune sur lesquels une femme était étendue.
Dans le clair-obscur du palanquin fermé, il vit qu’à l’exception d’un barbare collier d’esclave en or massif auquel pendait comme une goutte de sang une larme de rubis, elle était entièrement nue. Elle avait dû rejeter l’ample robe de soie noire, repoussée dans un coin et, tapie parmi ses coussins dorés, elle observait son visiteur à travers les cils invraisemblablement longs qui abritaient des yeux couleur d’ambre semblables à ceux des chats. La coupe triangulaire du visage aux traits fins accusait cette ressemblance. Seule la bouche lourdement ourlée et l’énorme auréole de cheveux noirs aux frisures serrées qui la coiffait accusaient la négritude chez cette créature dont la beauté sauvage était celle d’une panthère…
Sans un sourire, sans un mot, mais sans cesser de le fixer de ses étranges prunelles, la femme attira Gilles sur son corps dont les seins pointus, fermes comme un marbre chaud, ne plièrent pas sous son poids. Un parfum inconnu, à la fois poivré et sucré, monta aux narines du chevalier tandis que les longs doigts de la femme s’aventuraient sur lui, mais il n’avait aucun besoin d’être excité à l’amour. Cette belle mulâtresse irradiait une intense sensualité et il fallait un seul coup d’œil pour avoir envie d’elle.
Ils firent l’amour en silence et se séparèrent sans avoir échangé une seule parole. La fille accepta la pièce d’or que Gilles lui offrait puis le poussa doucement dehors. À ce moment seulement il la vit sourire, un énigmatique sourire dont il ne parvint pas à démêler la signification.
À peine eut-il mis pied à terre que les porteurs soulevaient le palanquin qui s’éloigna paisiblement et disparut dans l’une des rues qui menaient au port. Gilles le suivit de loin sans aucune pensée d’observer où il se rendait, d’ailleurs. Simplement, c’était son chemin à lui aussi pour regagner son bateau, mais il se sentait extraordinairement bien, le corps dispos et l’esprit clair, amusé d’ailleurs par le fait que, dans cet étonnant pays, on pouvait faire l’amour dans la rue sans que personne s’en souciât. Il est vrai qu’en quittant l’inconnue au corps de bronze, il avait été surpris de constater qu’il n’y avait presque plus personne dans ces rues.
L’explication lui en fut fournie quand il déboucha sur le port, ou, tout au moins, s’efforça d’y déboucher et de gagner l’appontement où l’attendait le canot du Gerfaut. Toute la ville était là, ou peu s’en fallait, comme elle avait été là ce matin. Cette fois, il s’agissait de voir partir le vaisseau de la Marine royale. Le Diadème allait reprendre la mer et, sur le môle, un groupe brillant de personnages officiels agitait mouchoirs et écharpes en direction des chaloupes qui ramenaient à bord le commandant et son état-major. Toutes les fenêtres donnant sur le port étaient garnies de femmes en robes claires dont certaines pleuraient tandis que sonnaient les fifres et battaient les tambours du régiment d’infanterie de la Milice rangé en bon ordre devant les magasins du quai Saint-Louis.
Weitere Kostenlose Bücher