Haute-savane
souhaiterais prendre congé. Il me semble que le temps se couvre de nouveau et je préfère rentrer à bord…
Ignorant la mine offensée de l’aide de camp qu’il crut bien entendre marmonner quelque chose qui ressemblait à « ours mal léché », il entraîna la jeune femme, un peu surprise de cette précipitation, alla avec elle saluer leurs hôtes et quitta le palais du gouverneur.
— N’allons-nous pas être taxés d’une hâte quelque peu discourtoise ? demanda Judith tandis que la voiture redescendait vers la ville par une agréable route bordée d’acajous en fleur.
— Teniez-vous tellement à vous laisser faire la cour par ce fat insolent pendant une heure ou deux de plus ? Personnellement, je ne tenais pas à achever la soirée en lui appliquant quelques soufflets pour lui apprendre comment il convient de regarder une honnête femme…
Il y eut un petit silence puis, soudain, Judith se mit à rire d’un rire peut-être un petit peu tremblant.
— Ma parole, ceci ressemble assez à une scène de jalousie.
À son tour, il se mit à rire.
— Jalousie ? Voilà un mot que l’on n’emploie guère dans notre monde lorsqu’il s’agit d’un couple marié. Cela implique l’amour et l’amour est du dernier bourgeois dans un ménage, vous le savez bien. Non. Je tiens simplement à ce que l’on vous respecte. Vous portez mon nom, il me semble.
— Je crois que, si je pouvais encore garder quelque illusion sur les sentiments que vous me portez, ces illusions cesseraient de vivre à l’instant. On ne saurait dire plus clairement à une femme qu’on ne l’aime pas… ou qu’on ne l’aime plus…
— Cela a-t-il vraiment quelque importance pour vous ? Vous ne m’avez pas non plus laissé ignorer qu’un autre avait pris dans votre cœur la place que je croyais mienne. Alors, que venez-vous me parler de mes sentiments ?
Elle se tut un long moment et il n’osa pas la regarder. Elle était, à ses côtés, une ombre blanche, soyeuse et parfumée, une présence dont il connaissait le charme et la féminité et, cependant, il se sentait curieusement indifférent en dépit du mouvement d’humeur de tout à l’heure. Non, il n’était pas jaloux de Judith. Il en était certain, aussi certain que de l’impossibilité où il eût été de se contenir si les regards déshabilleurs de Rendières s’étaient promenés sur Madalen. Là, très certainement, il aurait vu rouge et l’ennuyeux souper se fût sans doute terminé par un duel…
Il sentit, soudain, une main légère et douce se poser sur la sienne.
— Gilles, murmura Judith, avez-vous songé que c’est la première fois que nous sortons ensemble ? C’est la première fois que nous apparaissons aux yeux du monde comme un couple ?
— En effet mais ce n’est pas, j’imagine, la dernière. Il faut nous habituer à vivre côte à côte, à faire ensemble des visites, à recevoir et j’en suis heureux.
— Vraiment ? Êtes-vous sincère ?
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous êtes très belle, Judith, et n’importe quel homme de goût ne peut qu’être fier de vous avoir pour compagne.
Elle eut le même petit rire triste que tout à l’heure en contemplant, sur le fond clair de la nuit, l’arrogant profil de son mari.
— Satisfaction purement esthétique, si je comprends bien ? Suis-je donc condamnée à n’être pour vous qu’un… objet décoratif ? Ai-je perdu tout pouvoir de vous émouvoir ?
Cette fois, il se tourna vers elle et la perfection de sa beauté le frappa comme une balle. Elle était émue et cette émotion lui allait bien. Ses yeux étincelaient comme des diamants noirs et ses belles lèvres humides tremblaient légèrement tandis que, dans leur nid de dentelles, ses seins palpitaient doucement. Un instant le blond fantôme de Madalen disparut. Épouvanté, Gilles retrouva intact l’un de ces élans de passion sauvage que Judith lui inspirait jadis. Il allait la prendre dans ses bras, la dévorer de baisers, la couvrir de caresses pour la joie violente de voir ses yeux pâlir et de l’entendre crier dans la volupté.
Déjà il se penchait vers elle, vers cette bouche tendre, vers cette gorge offerte quand, entre leurs deux corps qui s’appelaient, une ombre se glissa, celle de Rozenn lâchement abattue, de Rozenn qui dormait à présent son dernier sommeil loin de la terre bretonne parce qu’un matin, à l’aube, cette affolante sirène qui portait son nom l’avait
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