Haute-savane
réconforté, il reporta froidement son regard sur l’affreux spectacle aussi bien éclairé à présent qu’une scène de théâtre. La lune, en effet, s’était levée et bien qu’elle ne fût encore qu’un globe rougeâtre sur la cime des arbres elle apportait un supplément de lumière tragique. Mais les spectateurs involontaires de cette scène de cauchemar n’avaient pas encore atteint le fond de l’horreur.
Labroche vivait toujours quand on trancha les liens qui le maintenaient sur le brasier dont on le tira avec une gaffe. Puis l’homme au drap blanc s’agenouillant auprès de ce corps qui n’avait plus guère figure humaine, lui ouvrit la poitrine d’un coup de machette et, plongeant sa main dans l’ouverture, en arracha le cœur qu’il jeta à des chiens qui étaient apparus, attirés par l’odeur affreuse.
Labroche avait fini de souffrir mais ses bourreaux n’en avaient pas fini avec lui. Rapidement maniée par l’homme au drap blanc, la grande lame triangulaire débita son corps en morceaux que l’on distribua, cérémonieusement, à une vingtaine d’hommes et de femmes qui semblaient ne se soutenir qu’à peine et dont les corps portaient des traces de sévices nombreux. Ils s’en emparèrent et mordirent dedans avec une affreuse avidité.
— Sans doute les dernières victimes de cette brute, commenta Finnegan d’une voix enrouée qu’il s’efforçait d’éclaircir. La justice de ces malheureux est redoutable mais souvent exacte.
Gilles épongea la sueur qui coulait de son front et lui brouillait la vue. À présent que les cris inhumains avaient cessé, l’abominable spectacle lui semblait plus supportable.
— Il me semble que nous sommes en train de contempler l’enfer, murmura-t-il. Que font les autres ? ajouta-t-il en se tournant vers les trois marins qui surveillaient la rivière et n’avaient rien vu de ce qui venait de se passer.
Pour ne rien entendre non plus, le jeune Moulin avait déchiré un coussin et bourré ses oreilles avec des tortillons de tissu.
— Personne ne bouge, répondit Germain. Ils sont visiblement là pour interdire toute fuite. Avec toutes ces torches et cette lune ils doivent nous voir aussi clairement qu’en plein jour et je vois là des flèches, des arcs, des haches. Ils ont l’air d’attendre un signal.
— Ça va être notre tour, à présent, soupira Gilles. Il nous reste à défendre chèrement notre peau. Ne vous laissez pas prendre vivants, en tout cas. À aucun prix…
Le signal, pourtant, ne vint pas tout de suite. À présent, quelques hommes couraient vers la resserre où Tournemine et Finnegan avaient trouvé les corps, preuve qu’ils étaient exactement renseignés, et en ressortaient au bout d’un instant les mains vides naturellement. Il y eut alors une sorte de flottement, d’indécision. Gilles vit les yeux de cette foule interroger la maison muette et close.
— Bon Dieu ! jura-t-il. Si seulement j’avais le moyen de me faire comprendre d’eux…
Son regard tomba sur Tonton qui gisait toujours à terre mais qui avait depuis longtemps retrouvé ses esprits et, l’empoignant par ses liens, il le remit debout.
— Tu es l’un des surveillants, toi, tu dois bien comprendre les langues africaines.
Les gros yeux ronds s’affolèrent.
— Moi ?… Oh non ! oh non ! non ! Moi… je parle pas… je comprends pas. Y avait que le Maringouin et… et M. Legros, bien sûr. Je… je vous en supplie… n’y allez pas…
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Il y a peut-être là une occasion. Ils hésitent et ce serait bien le diable si, dans toute cette foule, il n’y en avait pas au moins la moitié qui comprennent le français.
— Je ne vois pas très bien où ils auraient pu l’apprendre, grogna Finnegan. Je vous rappelle que Legros renouvelait fréquemment son cheptel. La plupart des esclaves qui sont ici n’ont pas quitté l’Afrique depuis plus d’une année. Ce n’est pas en grattant la terre sous le fouet qu’ils ont pu s’initier à la langue de Voltaire.
— Tant pis ! Je vais tout de même prendre le risque. Il y a sans doute ici ceux qui m’ont vu, cet après-midi, arracher son fouet à Labroche. Ils peuvent me reconnaître.
— N’y comptez pas trop ! Vous l’avez vu, ils n’avaient même pas cessé de travailler à ce moment-là…
— Écoutez, Finnegan ! S’il n’y a qu’une seule chance de parlementer, il faut la prendre. Je vais sortir,
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