Haute-savane
miséricordieusement puis, plié en deux, il vomit, l’estomac tordu par une irrépressible nausée. Finnegan, plus endurci, ne vomit pas mais son visage vert et sa respiration lourde disaient assez son malaise.
— Vous avez fait la seule chose à faire ! dit-il d’une voix blanche. À présent, il faut ôter de là ces deux malheureux, essayer de les cacher. Avant dix minutes la horde sera là et j’ai peur que nous ne soyons pas de force. Essayons, au moins, de limiter les dégâts… mais le piège a été bien tendu.
— C’est de la folie ! gronda Gilles entre ses dents qu’il serrait farouchement tout en aidant le médecin à décrocher les deux cadavres encore chauds. Lâcher des hommes à ce point réduits au désespoir, poussés à la plus aveugle fureur, c’est signer l’arrêt de mort de la plantation. Rien ne va rester… que des cendres. Regardez là-haut. L’incendie gagne.
— Mais il gagne dans notre direction, pas dans celle de la maison. Je viens seulement de comprendre le plan de Legros. Il savait ce qu’il faisait en la déménageant de la cave au grenier, en la rendant totalement inhabitable et en vous obligeant à vous installer chez lui. Bien sûr, il condamne sa propre maison mais il s’en moque si l’habitation reste entière. Il va laisser les esclaves… parmi lesquels il doit avoir trois ou quatre meneurs, faire le vilain travail, brûler sa maison, vous massacrer et puis il reviendra avec ses armes, ses hommes et il abattra sans pitié tout ce qui restera, y compris ses meneurs sans doute. Il ne lui restera plus qu’à remettre tout en état après vous avoir fait de superbes funérailles et à s’installer définitivement.
— Mais c’est diabolique. Le risque est énorme.
— Pas tellement. Qu’importe à Legros une récolte perdue, des installations détruites s’il demeure seul maître de « Haute-Savane » ? Il n’aura même aucun compte à rendre au gouverneur ou à l’intendant général : le malheur aura voulu que, profitant de son absence, une révolte éclate et que vous en soyez la victime.
Tout en parlant, les deux hommes avaient transporté les corps au-dehors. Interrogeant du regard l’horizon, Gilles vit que l’incendie, en effet, se propageait à tous les bâtiments d’exploitation, aux cases, y compris ceux qui flambaient comme des torches. Des voix surgissaient de l’épaisse fumée rouge dont le vent apportait l’odeur âcre. C’était comme un grondement rauque et sourd, en basse profonde qui, d’instant en instant, gagnait en puissance. Sur l’écran de flammes, ses yeux perçants pouvaient distinguer un moutonnement de têtes noires d’où surgissaient des bras armés de machettes, de piques et d’outils de culture momentanément promus au rang d’armes de guerre.
— Nous n’avons pas le temps de les enterrer, dit-il. Le mieux est de les jeter à la rivière. Puis nous récupérerons les autres et nous fuirons. La route qui va vers le Cap n’est pas loin, de l’autre côté de l’eau.
Quelques instants plus tard, les deux corps torturés, confiés à la paix du flot noir et miroitant du Limbé, s’en allaient doucement vers la mer proche.
— Allons chercher les autres et filons, dit Gilles. Il n’y a pas de honte à vouloir sortir vivant d’un…
Il n’acheva pas sa phrase. Sur l’autre rive, juste en face de la maison, l’épaisseur des arbres s’animait, se trouait de points lumineux qui étaient autant de torches. La forêt qui coulait du morne jusqu’à la route était en train de prendre vie…
— Trop tard ! dit Finnegan. Ceux de l’enclos le plus éloigné bien guidés par leurs meneurs ont dû passer la rivière en amont pour prendre la maison à revers et interdire toute fuite. Rentrons vite et essayons de nous défendre.
Ils revinrent en courant vers la maison dont ils fermèrent en hâte les épais volets de bois aux ouvertures desquels les armes allaient pouvoir prendre place.
— Prions le Ciel pour qu’ils n’aient pas d’armes à feu, fit Tournemine. C’est notre seule supériorité.
— Legros n’a certainement pas été assez fou pour en laisser à la disposition d’esclaves révoltés. D’autant que ceux qui entraînent ces malheureux doivent être certains de nous trouver endormis. Quant à notre supériorité… elle ne durera que le temps que dureront les munitions.
En rentrant dans la maison, le regard de Gilles se posa sur chacun de ses compagnons tour à
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