Haute-savane
de tafia où ils buvaient à longs traits. D’autres étaient déjà franchement ivres.
— Je n’aurais jamais cru qu’il y avait autant d’esclaves sur cette terre, souffla Finnegan avec une sorte d’accablement. Ils sont une multitude. Jamais nous n’en viendrons à bout…
Le silence était si profond à présent que l’on pouvait entendre le crépitement des torches et la respiration haletante, terrifiée, de Labroche, acculé à la maison au centre de ce demi-cercle de flammes.
— Que font-ils ? gronda Gilles. Pourquoi n’attaquent-ils pas ?
— Parce qu’ils ont tout leur temps, dit Finnegan. Ils savent bien que nous ne pourrons pas leur échapper et puisqu’une première victime se jette vers eux, ils vont commencer par elle. C’est terrible à dire mais ce misérable nous accorde un sursis qui peut être précieux. Tout dépend du temps qu’ils vont mettre à le faire mourir…
— Vous voulez dire qu’il va nous falloir assister à…
— À la mort de Labroche ? Oui. Et ne vous avisez pas d’abréger cette mort d’une balle bien ajustée. Ce serait le signal du massacre pour nous autres.
— Ne me demandez pas ça.
— Pourtant je vous le demande… au nom de tous ceux qui sont ici. Songez que si nous étions encore vivants au lever du jour, il y aurait peut-être une chance de voir arriver des soldats. La nuit est une sorcière féroce sur cette terre, mais le jour la fait toujours rentrer dans son trou. Cet homme est un bourreau et de la pire espèce. Si le souvenir des deux malheureux que nous avons confiés à la rivière ne vous suffit pas, bouchez-vous les oreilles et fermez les yeux.
Mais Gilles savait bien qu’il ne pourrait pas ne pas regarder car il existe une fascination de l’horreur comme d’ailleurs de la peur. Labroche adossé à cette maison dont il n’avait même pas le réflexe d’essayer de remonter l’escalier ne bougeait plus. Les yeux dilatés, il regarda comme du fond d’un cauchemar quatre hommes sortir du cercle et venir à lui. Ce fut seulement quand leurs mains s’emparèrent de lui qu’il secoua le charme et se mit à hurler.
Ce qui suivit fut de l’ordre de ces choses affreuses qui peuvent hanter pendant longtemps les cauchemars des hommes. Tandis que quatre hommes dépouillaient Labroche de ses vêtements, d’autres, sous la direction d’un grand Noir vêtu d’une draperie blanche qui devait être un drap déjà abondamment maculé, entassaient du bois et des brindilles puis plantaient en terre quatre piquets aux quatre coins de ce bûcher improvisé sur lequel on coucha le surveillant, toujours hurlant, en prenant soin d’attacher ses poignets et ses chevilles aux piquets. Une femme qui portait une petite jarre sur sa tête sortit de la foule et vint en verser le contenu sur le corps. Ce devait être de l’huile car la peau café au lait de Labroche se mit à briller.
— Eux veulent cuire lui, déclara Pongo qui suivait d’un œil parfaitement impavide ces préparatifs qui révulsaient son maître. Huile empêcher rôti brûler !…
Suffoqué, Gilles regarda l’Indien avec stupeur. Il y avait comme cela des moments où le sang iroquois reparaissait. Pour lui ce genre de réjouissance était tout à fait naturel dès l’instant qu’il s’agissait d’un ennemi.
— Tu en parles comme s’il s’agissait d’une recette de cuisine, reprocha-t-il.
— C’est recette de cuisine !… cuisine rituelle car, si ennemi mort bravement, chair bonne à manger pour renforcer courage des guerriers. Mais là mauvaise cuisine. Homme lâche. Lui crier ! ajouta-t-il en crachant par terre avec dégoût.
En effet, des torches avaient été enfoncées dans le bas du tas de bois et les flammes avaient jailli et léchaient à présent le corps huilé d’où partaient d’insoutenables hurlements. En dépit de son courage, Gilles détourna la tête.
— Toi pas cacher visage ! reprocha Pongo rudement. Seule, femme peut cacher visage. Toi homme et homme qui a supporté beaucoup de choses. Toi peux supporter ça !
— Le supporterais-tu, si j’étais à la place de cet homme ?
— Toi jamais à cette place. Pongo te tuer avant parce que… Pongo t’aimer. Mais cet homme pas mériter pitié parce que lui pas avoir eu pitié des autres !
Silencieusement, Gilles chercha la main de son ami et la serra.
— Tu m’es cher aussi, Pongo. Quand l’heure sera venue, je serai heureux de mourir avec toi.
Et, curieusement
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