Haute-savane
valait la peine d’être contemplé un instant car Judith était une excellente cavalière et sa mince silhouette couronnée d’or rouge se détachant sur la robe blanche de la jument et sur le vert dense de la végétation pouvait ravir l’œil le plus difficile. L’une portant l’autre, elles descendaient à un trot guilleret le chemin menant vers la chapelle du Limbé et vers Port-Margot.
Et soudain ce fut le drame. Au moment précis où Madalen et son âne apparaissaient sous l’arceau vert des grands eucalyptus, la jument se cabra puis, prenant le mors aux dents, fonça droit sur la jeune fille tandis qu’un épais nuage de poussière rouge se levait derrière ses sabots furieux.
Avec un cri d’horreur, Gilles, laissant tomber sa longue-vue, se jeta dans l’escalier et se précipita hors de la maison. Cupidon à cet instant ramenait Merlin qu’il venait de promener autour des champs d’indigo. Il vit son maître se jeter littéralement sur lui, arracher la bride de ses mains, sauter en voltige sur le dos de l’animal qui n’était même pas sellé et talonnant furieusement les flancs du cheval le lancer dans le chemin.
Il n’eut pas de mal à rejoindre le lieu du drame. Là où il l’avait vue disparaître dans la poussière, Madalen gisait à quelques pas de son âne qui, le plus calmement du monde, broutait l’herbe du talus. Judith et sa jument avaient complètement disparu. Seule se voyait dans la poussière la trace des sabots.
Sautant à bas de son cheval, Gilles courut jusqu’à la jeune fille dont le front saignait et la saisit dans ses bras. Elle était très pâle mais elle respirait encore faiblement. Affolé, il chercha autour de lui un secours, une aide, aperçut un négrillon, l’un des élèves de Pongo qui, armé d’un petit couteau, cueillait des herbes sous le couvert des arbres et l’appela :
— P’tit Jeannot !…
Le gamin accourut et ses yeux s’arrondirent devant la jeune fille étendue, du sang sur le front.
— Quoi a’ivé ? Demoiselle mo’te ?…
— Non, elle n’est pas morte mais elle peut mourir. Cours à l’hôpital ! Ramène-moi le docteur Finnegan. Tu le connais bien, le docteur Finnegan ?
— Oui, missié ! P’tit Jeannot bien connaît’e docteu’… T’ès gentil docteu’…
— Alors va vite ! La demoiselle est bien malade…
Le gamin partit comme une balle de fusil, abandonnant là sa cueillette tandis que Gilles, désespéré, essayait de ranimer Madalen. L’abandonnant un instant sur l’herbe, il alla tremper son mouchoir dans l’eau d’un des canaux d’irrigation du champ de coton voisin, essuya le sang qui coulait, tamponna le front blessé, les lèvres blanches et froides qu’il s’efforçait de réchauffer sous des baisers qu’il ne pouvait plus retenir, partagé entre le chagrin et la fureur. Il avait vu, vu de ses yeux, Judith lancer sa jument contre la jeune fille. Elle avait voulu la tuer… elle l’avait peut-être tuée. Si Madalen mourait, Judith elle aussi mourrait, il en faisait serment. Il la tuerait de ses mains, cette misérable meurtrière qui avait déjà assassiné sa vieille Rozenn et qu’il n’avait pas punie comme elle le méritait, simplement parce que son corps savait lui faire oublier bien des choses.
À demi agenouillé, tenant la jeune fille embrassée, il essayait de réchauffer tour à tour ses mains et son visage. Finnegan, qui accourait, le trouva dans cette position et lui jeta un regard sans tendresse.
— Curieuse façon de soigner un blessé ! grogna-t-il, hargneux. Au lieu de la laisser là dans la poussière et de m’envoyer ce gamin tu ne pouvais pas la mettre sur ton cheval et la ramener ?
— Je n’ai pas réfléchi. J’étais affolé… Je t’en supplie, dis-moi qu’elle ne va pas mourir ?
— Que s’est-il passé ?
— C’est Judith !
— Judith ?
— Oui… j’étais à la lucarne du grenier, j’ai tout vu. Elle a lancé Viviane sur Madalen et son âne qui revenaient de la chapelle. Elle l’a renversée et puis elle a disparu…
À genoux auprès de la jeune fille, Finnegan palpait sa tête avec une extrême douceur, examinait la plaie qui cessait peu à peu de saigner, tâtait le pouls et finalement tirait de sa poche un petit flacon de sels d’ammoniac.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ? dit-il enfin.
— Pourquoi ? Mais parce qu’elle la hait… parce qu’elle sait que je l’aime et afin de s’en débarrasser comme elle
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