Haute-savane
de vous la faire oublier, Votre Révérence, fit Gilles qui avait noté avec plaisir le « mon cher ami ». Ma maison et mes serviteurs sont à votre service…
— Qu’était-ce que ces gens de si mauvaise mine que j’ai aperçus il y a un instant ? coupa le frère Ignace, acerbe. Ils semblaient bien loqueteux pour appartenir à une plantation où, à ce que l’on dit, les esclaves sont choyés, dorlotés…
— Aussi n’étaient-ce pas des esclaves mais bien des malheureux que le docteur Finnegan a recueillis, en fort mauvais état, dans la campagne. Il s’efforce de les soigner mais ils sont à peu près insensés…
— Vraiment ? J’aimerais les voir. À l’hôpital de la Charité nous soignons aussi les fous…
— En les enchaînant et en les privant de nourriture ? coupa Finnegan. Je préfère mes méthodes. Et puis…
— Et puis en voilà assez ! coupa le coadjuteur à qui le mot nourriture venait de donner des idées. Vous nous avez tous suffisamment tourmentés pour aujourd’hui, frère Ignace. Après avoir dérangé les morts, souffrez que je refuse de vous voir déranger les fous… Monsieur de Tournemine, j’ai grand-faim et je crois qu’un punch bien glacé me ferait le plus grand bien. À moins qu’un peu de vin de France, si vous en avez…
— J’en ai, Votre Révérence, j’en ai ! Et je crois que vous en serez content.
Superbe sous sa perruque blanche et sa livrée flambant neuve, Charlot venait d’apparaître sous la véranda.
— Monseigneu’ est se’vi ! clama-t-il de toute sa voix.
La superbe appellation acheva de réconcilier Collin d’Agret avec le nouveau maître de « Haute-Savane ». Passant son bras sous le sien, il s’y appuya avec abandon.
— Parfait ! Eh bien, allons donc nous restaurer. J’ai hâte à présent de faire plus ample connaissance avec vous, cher ami.
Le coadjuteur et frère Ignace repartis, l’un avec un présent royal et l’autre avec une substantielle aumône, Gilles et Finnegan allèrent rejoindre Désirée. Elle avait enfermé ses zombis dans l’une des réserves de l’hôpital et ils attendaient là, assis sur le sol, sans faire le plus petit mouvement, pareils à des statues de chair grise. À les regarder, Gilles retrouva le frisson d’horreur qui, tout à l’heure, l’avait mené si près de la panique. Le pis résidait dans ces regards de pierre, ces yeux morts qui avaient connu les ténèbres du tombeau.
Surmontant son dégoût, il posa la main sur l’épaule du Blanc, de cet homme dont il savait à présent qu’avant de tomber sous l’empire d’une créature démoniaque, il avait été un planteur, comme lui, riche et puissant, le maître de cette terre de « Haute-Savane » qui lui était si chère à présent… Mais le vieillard ne bougea pas.
Finnegan, pour sa part, examinait les six hommes avec une attention toute professionnelle mais, enfin, se redressa, découragé.
— Je ne comprends pas. L’organisme de ces hommes paraît à peu près normal, pourtant ils ne sont plus que des machines sans pensées et sans volonté. Une simple période de catalepsie n’explique pas cela…
— Qu’allons-nous en faire ? murmura Gilles. Si ce vieillard est bien M. de Ferronnet, je devrais lui rendre son bien, sa maison…
— Non, coupa Désirée avec un mélange de dégoût et d’horreur. Il n’est plus le vieux monsieur. Ce n’est qu’un zombi, un mort qu’il faut rendre à la terre.
— Mais c’est impossible. Cet homme n’est pas mort et nous n’avons pas le droit de le tuer pour nous en débarrasser. Qu’allons-nous faire alors ?
En dépit de son courage et de la douceur de ce crépuscule, Désirée frissonnait. Elle resserra autour de ses épaules le châle d’indienne qu’elle y avait drapé.
— Celina m’a dit que, si l’on donne du sel à un zombi, il retourne de lui-même à son tombeau et y meurt pour de bon. Mais je… je n’ose pas. J’ai peur, maître ! J’aimerais mieux que l’on conduise ces… choses chez Prudent.
— Qui est Prudent ?
— Un ami de Celina, un puissant « papaloï » qui habite le Morne Rouge du côté de Plaisance. C’est chez lui qu’elle s’était réfugiée. Je sais y aller mais ne me demande pas de m’en aller la nuit seule dans la montagne avec eux…
— Personne ne te demandera une chose pareille, Désirée, s’écria Gilles. Tu as déjà tant fait ! Sans toi je perdais tout et peut-être même la vie. Tu peux
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