Haute-savane
demander ce que tu veux : ta liberté d’abord et puis…
Elle l’arrêta du geste.
— Rien ! Je suis heureuse ici. Une seule chose pourtant : apporte-moi la tête de Simon Legros et tu m’auras fait le plus beau présent du monde.
La sauvagerie du ton frappa Gilles mais il n’en montra rien. Il fallait que Désirée eût durement souffert quand elle servait le gérant de la plantation pour exiger un tel paiement.
— Je ferai tout pour te donner satisfaction. En ce qui concerne ces malheureux, indique-moi le chemin : c’est moi qui les conduirai.
— Non, coupa Finnegan. Il vaut mieux que ce soit moi et Pongo. Si par hasard quelqu’un te reconnaissait accompagnant ce genre de bonshommes, tout pourrait être remis en question. Et puis, j’avoue que la curiosité me pousse. Je voudrais voir ce que va faire ce « papaloï ».
— En ce cas, dit Désirée, j’irai avec vous. Le vieux Prudent me connaît alors qu’il ne vous connaît pas.
Une demi-heure plus tard, Gilles regardait s’éloigner le chariot, conduit par Pongo, qui emmenait les six morts vivants. Quand la nuit les eut engloutis, il eut l’impression qu’on venait d’ôter, de sur sa poitrine, un pesant quartier de roc. L’air nocturne lui parut plus pur, les étoiles plus brillantes et plus puissante l’odeur de la terre remuée par les charrues. Après cette plongée dans les eaux troubles de la plus noire magie, après un regard jeté par la porte entrebâillée de l’enfer, il se sentait à la fois accablé de fatigue et merveilleusement vivant, merveilleusement libre sous le ciel d’un Dieu à qui force venait de rester contre les puissances des ténèbres…
Quand il rentra chez lui, il vit Judith. Pâle et inquiète, drapée dans un grand peignoir de batiste blanche qui lui donnait l’air d’un fantôme, ses cheveux croulant librement sur ses épaules, elle l’attendait en haut de l’escalier, un bougeoir à la main, semblable à quelque génie familier veillant dans l’obscurité.
Il monta vers cette lumière comme vers le jour lui-même après un parcours souterrain.
— Viens, murmura-t-il en refermant ses bras sur sa fragilité parfumée. Viens ! Tout est fini !… Nous avons gagné le droit de vivre.
Mais la tension de tous ces jours avait été trop forte pour la jeune femme et ce fut une Judith inconsciente qu’il emporta jusqu’à sa chambre.
1 . Cf. Le Trésor .
CHAPITRE XIV
MORT D’UNE JUMENT BLANCHE
Assis de guingois sur l’une des lucarnes à chiens-assis qui trouaient le grand toit d’ardoises de sa maison, une longue-vue soigneusement adaptée à son œil droit, Gilles examinait les alentours de « Haute-Savane », principalement les terrains boisés qui, plus haut que la clairière-cimetière, escaladaient les flancs du morne.
Ces terres appartenaient au gouvernement qui n’en faisait rien et Gilles se proposait de les acheter. Il souhaitait, en effet, agrandir son domaine et suivre les conseils de Gérald de La Vallée qui lui proposait des plants de café. Selon le maître de « Trois Rivières », le café était, en effet, la denrée d’avenir pour Saint-Domingue bien qu’il fût alors considéré, par les rois de la canne à sucre et de l’indigo, comme une culture mineure. Les hautes terres de l’île produisaient un grain large, d’un beau brun clair une fois torréfié et qui dégageait un parfum sublime, et Gilles pensait qu’il serait bon d’en faire pousser sur ces terrains bien exposés. Mais, s’il voulait se lancer dans ce genre de culture, il fallait faire vite et négocier l’achat au plus tôt : il fallait compter, en effet, quatre années avant que les jeunes plants ne portent des fruits et, avant de planter, il fallait défricher…
Cette perspective fit sourire le maître de « Haute-Savane ». Il aimait de plus en plus son métier de planteur et, à présent que le grave danger dont le domaine avait été menacé commençait à reculer dans le temps – il y avait environ deux mois –, il s’y donnait avec une véritable passion, débordant chaque matin de nouveaux projets.
Ainsi, il avait décidé d’abandonner la culture de l’indigo qui selon lui présentait de moins en moins d’intérêt. Il y avait beaucoup d’indigoteries à Saint-Domingue et le marché français, le seul officiellement ouvert aux planteurs, était saturé. En revanche, la culture du tabac qu’il avait espéré pratiquer en Virginie sur les rives de la Roanoke
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