Haute-savane
beaucoup.
— Selle-moi Merlin et prends un cheval pour toi, ordonna-t-il. J’en ai assez de piétiner dans cette maison. Allons galoper un peu dans la campagne. Ah ! Et puis, en rentrant, tu transporteras tes affaires dans la maison. Il y a près de ma chambre un petit cabinet où tu seras très bien…
— Mais madame a dit…
Il s’approcha de l’Indien au point de se trouver nez à nez avec lui.
— Écoute-moi bien, Pongo ! Je ne veux plus entendre parler de ce qui plaît ou déplaît à ma femme. Je suis le maître ici et elle est la première à me devoir obéissance. Il n’y a aucune raison pour que je change quoi que ce soit à mes habitudes pour lui plaire.
Pongo eut un sourire sceptique qui découvrit ses grandes dents de lapin.
— Langage bizarre pour jeune mari amoureux… dit-il.
— Amoureux ? J’ai aimé Judith, en effet, mais, à présent, je crois bien qu’il ne reste rien de cet amour. À moins, comme dit le poète, que l’amour et la haine ne soient même chose ! Va chercher Merlin.
Pongo obéit avec enthousiasme. Quelques minutes plus tard, tous deux galopaient à travers le parc, se dirigeant vers le bac qui leur ferait franchir la rivière de Harlem.
Dans la lingerie, sous le toit de la maison, Madalen pleurait toutes les larmes de son corps…
Ce soir-là, après une longue chevauchée à travers le Bronx et les rives de l’East River, Gilles ne rentra chez lui que le temps d’échanger ses vêtements couverts de poussière contre une tenue plus élégante puis, remontant à cheval, il descendit en ville avec la ferme intention de noyer dans le rhum les problèmes que lui posait sa tribu de femmes. De même que tout à l’heure, il avait éprouvé le besoin irrésistible de se retrouver botte à botte avec son fidèle Pongo à travers la campagne américaine, il avait envie, ce soir, d’une compagnie exclusivement masculine. Au diable, pour quelques heures, les femmes, leurs détours, leurs mièvreries, leur rouerie et leurs humeurs étranges…
Les hommes, il savait, par Tim, où les trouver. Il avait le choix entre le Coffee House d’Oswego Market et la Fraunces Tavern qui se trouvait à l’angle du quai et de Broad Street et qui était devenue en peu de temps le point de ralliement préféré des notabilités new-yorkaises. Il y avait bien aussi le Kennedy’s mais comme on y dansait, les femmes s’y montraient aussi nombreuses que les hommes.
Tournemine opta pour la Taverne pour plusieurs raisons. D’abord parce que Tim Thocker, selon ce qu’il lui avait confié, ne manquait jamais d’y aller manger un ou deux homards grillés entre deux voyages en pays indien et d’y vider quelques pots de Vieux Martinique, le meilleur selon lui que l’on pût trouver à New York. Ensuite parce que, servant plus ou moins de bourse maritime, la Taverne était l’endroit où arrivaient le plus directement les nouvelles, enfin parce que, s’il était décidé à prendre une de ces cuites qui font date dans la mémoire d’un homme de bien, Gilles entendait s’abreuver avec élégance, au milieu de gens de bonne compagnie et non s’encanailler dans un bouge du port ou dans un cabaret de trappeurs parfumé à l’odeur des tanneries voisines.
Tout récemment Fraunces Tavern était entrée dans l’Histoire quand, en 1783, après le départ du corps expéditionnaire de Rochambeau et de la flotte de l’amiral de Grasse, George Washington et De Witt Clinton y avaient organisé le banquet de la victoire et célébré, du même coup, les adieux du général virginien à son armée. On parlerait encore longtemps, à la veillée, du fabuleux menu, et plus encore du nombre impressionnant de bouteilles qu’avait servies Samuel Fraunces, alias « Black Sam », un Noir antillais d’allégeance française, ainsi que l’indiquait son nom, impressionnant personnage pour lequel Washington professait une sorte de respect 1 .
Il y avait un quart de siècle environ, en 1762, que Sam le Français avait racheté la jolie maison de brique de style géorgien qu’avait bâtie quelque quarante années plus tôt le huguenot français Hugues de Lancey pour y installer ses fourneaux et l’espèce de génie qu’il savait déployer dès qu’il s’agissait de réunir des hommes autour d’une table.
Lorsque Gilles y entra, il y avait beaucoup de monde et l’on y menait grand tapage. Dans la grande salle du rez-de-chaussée, des hommes, bien vêtus pour la plupart, buvaient des
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