Haute-savane
d’entendre Judith assimiler Madalen à une quelconque servante, Gilles ouvrait la bouche pour une riposte peut-être un peu trop vive mais se contint et la referma. Judith ignorait le nom de celle qui l’avait informé et il eût été stupide sinon dangereux de l’éclairer sur ce point. En outre, il reconnaissait volontiers, en lui-même, que si son amour n’eût été en cause il n’eût jamais chassé Fanchon pour une faute aussi mince et qu’en tout état de cause, c’était Judith qui avait raison.
— Allons ! soupira-t-il. Dites-moi ce que vous souhaitez que je fasse.
— Laissez-la-moi, je vous en prie. Je n’ai pas combattu votre décision quand vous l’avez prise, à New York, mais je ne vous ai pas caché que cela me gênait et aussi me peinait, d’être obligée de renoncer aux services de Fanchon. Je sais bien que vous ne l’aimez pas, qu’elle vous déplaît…
— Pourquoi, diable, voulez-vous qu’elle me déplaise ? Dois-je vous rappeler que je n’ai fait aucune difficulté pour l’emmener quand nous avons quitté la France ?
Judith eut un petit haussement d’épaules désabusé et tourna légèrement la tête, laissant son époux apprécier à sa juste valeur la finesse de son profil découpé sur l’indigo du ciel. Il put voir alors que ses lèvres tremblaient légèrement.
— Il ne peut guère en être autrement. Cette pauvre fille ne peut que vous rappeler le lieu où elle a commencé son service auprès de moi… et ceux qui l’habitaient. Mais je vous supplie de croire que mon attachement pour elle n’est pas fait de souvenirs tissés en commun. Fanchon est gaie, courageuse, adroite. Elle connaît mes goûts, mes… manies si vous voulez et je l’aime bien. Et puis…
— Et puis ?
Tournant brusquement la tête, Judith leva sur son époux son magnifique regard sombre.
— Elle est tout ce qui me reste de la France et de Paris dans ce voyage vers tant de terres inconnues. Je crains… de n’avoir pas tout à fait l’âme d’un découvreur et d’avoir besoin de sentir près de moi quelqu’un avec qui parler du pays.
Quelque chose s’émut dans le cœur fermé de Gilles. Qu’elle était belle, mon Dieu, à cet instant avec les larmes retenues qui faisaient étinceler ses yeux, avec ses belles lèvres tremblantes, avec ce teint délicatement doré que lui avaient rendu le soleil et la mer ! Un instant, il revit sa petite sirène des rivières bretonnes et pensa que la vie était stupide. Il l’avait tant aimée et il n’y avait pas si longtemps ! Pourquoi fallait-il qu’il y eût, à présent, tant d’obstacles entre eux ? Le fantôme du faux docteur Kernoa, celui, torturant, de Madalen et plus puissant encore que les autres qui étaient ceux de vivants, l’ombre chère de Rozenn ? Pourquoi fallait-il qu’à cette heure où tous deux pouvaient enfin vivre ensemble, après tant de traverses, il n’éprouvât plus pour cette adorable créature qu’une méfiance chargée de rancune… et un désir qui, lui, ne mourrait sans doute qu’avec eux-mêmes. Les choses eussent-elles été différentes, ce voyage vers les Indes-Occidentales et leurs mirages aux couleurs d’un ciel ensoleillé eût été le plus merveilleux des voyages de noces, un plongeon dans un infini fait de tendresse et de passion païenne. Pourquoi fallait-il qu’arrivassent toujours trop tard les choses que nous désirons le plus ?
Il tressaillit en sentant se poser, tiède et douce sur la sienne, la petite main de Judith.
— Gilles, supplia-t-elle tout bas, laissez-moi au moins cela ! Laissez-moi Fanchon…
Il ne put s’empêcher de prendre cette main, de la porter rapidement à ses lèvres avant de la laisser retomber.
— Gardez-la, j’y consens. Mais qu’elle veille à sa langue désormais. Je ne tolérerai pas un second manquement.
En employant le ton du maître, il venait d’effacer l’espèce d’émotion qui avait plané un instant entre eux. Judith se redressa, resserra son voile où le vent entrait et, se détournant, se dirigea vers l’escalier.
— Je vous remercie, dit-elle froidement. Je veillerai moi-même à ce que l’incident ne se reproduise plus. On ne vous rapportera plus rien des paroles de Fanchon.
Mécontent, tout à coup, sans trop savoir pourquoi car la présence de Fanchon, après tout, lui était indifférente mais peut-être était-ce parce qu’il avait cru déceler une vague menace dans les dernières paroles de Judith,
Weitere Kostenlose Bücher