Haute-savane
Ce qui ne l’empêche pas de naviguer sous pavillon espagnol…
Gilles, qui avait saisi lui aussi une lunette et la réglait sur le nouveau venu, fronça les sourcils avec une grimace de dégoût.
— Sentez-vous cette odeur ? Je devrais dire cette puanteur qui nous arrive à chaque souffle d’air ?
En effet, d’abominables effluves empestaient l’air marin depuis quelques instants, renforcés par la chaleur qui commençait à monter. La puanteur était un affreux complexe de crasse, de sueur, de matières fécales et d’urine qui soulevait le cœur. Malavoine haussa des épaules fatalistes.
— Un négrier, chevalier, faisant route vraisemblablement vers la Floride, Saint-Augustin ou Fernandina. Après quelques voyages entre l’Afrique et l’Amérique aucun récurage ne peut plus venir à bout de l’odeur charriée par ces enfers flottants. Songez que dans l’entrepont de celui-ci, comme dans celui de ses confrères, s’entassent cinq ou six cents corps noirs – suivant la sagesse ou l’appétit du skipper – serrés les uns contre les autres comme harengs en caque. Et notre espagnol est en fin de voyage. Il a son plein de fumet.
— Cinq ou six cents, dites-vous ? murmura Gilles les yeux sur le bateau où il pouvait apercevoir, à présent, de vagues silhouettes s’agitant sur le pont. C’est impossible. Pas dans si peu d’espace.
— Quand vous serez installé à Saint-Domingue depuis quelque temps et que vous aurez vu débarquer quelques-unes de ces pitoyables cargaisons, vous verrez qu’il n’y a guère de limites à l’avidité des négriers. Rien ne l’égale sinon leur cruauté… et j’ajouterai leur stupidité. Tout au moins celle de la plupart d’entre eux car les navires raisonnablement chargés et à peu près salubres amènent à bon port des cargaisons intactes. Les autres laissent parfois aux poissons jusqu’à moitié de leurs esclaves. Ignoriez-vous donc, ajouta-t-il, voyant se crisper le visage du jeune homme, qu’en achetant cette plantation d’indigo et de coton vous alliez pénétrer en plein dans le monde de la traite ?
Fasciné par le bateau espagnol, Gilles ne répondit que par un mouvement de tête négatif. Là-bas, posé sur l’eau calme et brillante, avec la blancheur de ses voiles, le négrier était enveloppé comme une mariée au jour de ses noces. Mais la puanteur qui émanait de lui augmentait d’instant en instant. Il était semblable à quelque beau fruit dont seule l’écorce est intacte mais recouvre le sournois travail des vers et la pourriture.
Voyant les ailes de son nez se pincer, Malavoine appela d’un geste un matelot qui lui apporta un petit seau empli de vinaigre dans lequel trempaient quelques chiffons, en prit un et l’offrit à Gilles.
— Tenez ! Mettez-le sous votre nez.
Mais d’un geste plein de colère, le chevalier repoussa le chiffon à l’odeur piquante.
— Faites-les porter aux dames. Elles doivent être toutes à moitié évanouies dans leurs cabines…
Comme pour lui donner raison, Anna et Madalen apparurent à cet instant même, vertes comme des olives et se soutenant à peine. Pierre Ménard et deux matelots s’empressèrent auprès d’elles, mais ni Gilles ni le capitaine ne bougèrent. Toute leur attention tendue vers le négrier où les détails se précisaient petit à petit, ils n’avaient rien vu. Quelque chose en effet était en train de s’y passer…
En approchant, ils pouvaient constater que la blanche image de pureté n’était qu’une illusion due à l’éloignement et aux clairs rayons du soleil matinal et que de nombreuses taches s’y montraient : voiles endommagées, haubans effilochés, éclats de bois et, par les dalots, les sinistres bavures pourpres du sang fraîchement coagulé. Mais le drame qui avait dû se jouer à bord du navire de traite n’était pas terminé ou, tout au moins, si le premier acte était achevé, le second commençait, plus tragique encore s’il était possible.
Avec horreur, Gilles vit les vergues du bateau se charger d’un horrible fruit noir agité d’un reste de vie atroce et spasmodique : un pendu, puis un autre… et un troisième encore. En même temps, les fouets à longues mèches entraient en danse contre des corps nus appliqués contre les mâts par les poignets attachés trop haut.
— Il a dû y avoir une révolte à bord, commenta le capitaine Malavoine. Cela est le châtiment.
Dans le calme du matin, les hurlements des
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