Haute-savane
Ôtez-vous de là, monsieur le chasseur de requins, ou je vous envoie par le fond. Des mousquets sont braqués sur vous…
— Tirez si cela vous chante ! cria Gilles qui venait de tuer un nouveau squale – malheureusement les sinistres ailerons étaient de plus en plus nombreux, les voraces arrivant en bande à la curée.
— Nous aurons alors l’honneur de vous envoyer par le fond, mugit Malavoine. Ou bien n’avez-vous pas remarqué nos sabords ouverts et nos canonniers prêts à tirer ?
En effet, les canons du Gerfaut montraient leurs gueules d’autant plus menaçantes que, debout à côté de chacun d’eux, les servants de pièces se tenaient armés de torches dont les flammes s’effilochaient sous la brise.
— Allez vous faire foutre ! hurla, en excellent français cette fois, le maître de la Santa Engracia dont les bouches à feu étaient beaucoup moins nombreuses que celles du pseudo-pirate. Mais je n’en ai pas fini avec cette racaille et vous ne m’en empêcherez pas ! Il me reste le plat de résistance.
Deux de ses hommes venaient d’ériger, debout sur la coupée, une superbe fille noire. Entièrement nue à l’exception du collier de fer qui enserrait son cou et qu’une chaîne reliait à ses mains ramenées derrière son dos et du boulet rivé à ses chevilles, elle avait, sous cet attirail barbare, tant de souplesse et de grâce que Gilles crut voir une panthère captive. Son visage aux traits volontaires n’était que mépris et elle ne disait pas un mot.
— Vous êtes fou, hurla Gilles. Vous n’allez pas tuer cette femme. Je vous l’achète cent pièces d’or !
— Vous m’en offririez mille que je dirais non. C’est elle qui a fomenté la révolte en profitant de ce que je lui avais accordé quelques faveurs. Dix de mes hommes sont morts à cause d’elle… Allez, vous autres…
Avant que Tournemine ait pu ajouter un seul mot, la brillante silhouette d’ébène poli avait été précipitée, telle une sombre flèche, en plein milieu des eaux tumultueuses sous lesquelles, entraînée par le poids rivé à ses pieds, elle disparut instantanément.
Un gigantesque hurlement se fit alors entendre.
— Yamina… Yamina !
Les hommes de la chaloupe, pétrifiés de stupeur, virent alors bondir un nègre gigantesque. D’une traction désespérée des énormes muscles de sa poitrine, il arracha les chaînes de fer qui entravaient ses poignets, puis sautant comme un chat sur la rambarde il plongea sans hésiter à la suite de la fille.
— Nagez, vous autres ! ordonna Gilles qui avait rechargé son mousquet et tirait au milieu des requins, aidé par Pongo et deux autres marins. Allons, approchez ! Je veux essayer de sauver ces deux-là…
— On va se retourner, monsieur, hasarda l’un des rameurs. Ces sales bêtes font une vraie tempête.
— Ne vous occupez pas de ça ! Plus vite ! gronda Gilles qui venait de jeter son mousquet vide et qui, penché sur le plat-bord, frappait à présent à coups de sabre, essayant de dégager l’endroit où la fille et le géant avaient disparu. L’eau, autour de la chaloupe, était rouge de sang mais se calmait, les bêtes piquant sans doute sur les profondeurs pour achever leur repas. D’immondes débris remontaient ici et là, vite happés par une gueule vorace. Il était impossible d’y voir quelque chose, impossible aussi d’imaginer qu’il pût y avoir, là-dessous, un seul être humain encore vivant…
Un éclat de rire sardonique lui fit lever la tête. Il put voir alors le capitaine de la Santa Engracia et jugea qu’il n’était guère impressionnant. C’était un petit homme au teint hâlé, offrant au soleil de ce matin de mort une de ces longues figures comme aimait à en peindre El Greco et des membres grêles perdus dans la splendeur d’une veste de satin rouge brodée d’or. Ses cheveux noirs, plats et lustrés, luisaient comme un lac sous la lune et sa bouche aux longues lèvres sinueuses surmontée d’une moustache en croc s’entrouvrait sur des dents éblouissantes. Des pierreries brillaient à ses doigts et à la garde de son sabre.
— Je crains que vous ne rentriez bredouille de votre chasse, mon cher monsieur, cria-t-il à Gilles. Ces animaux ne se laissent guère capturer…
— Si nous étions à terre, hurla le Breton furieux, j’aurais un vif plaisir à vous couper les oreilles. Au moins vous ne diriez pas que je rentre bredouille. Mais, à la réflexion, vous n’êtes pas de
Weitere Kostenlose Bücher