Haute-Ville, Basse-Ville
avant d'être encadrées.
Gagnon pouvait se faire une idée de cette famille au premier coup d'œil : un père ouvrier qualifié, peu d'enfants. Tous dans la maison devaient être de bons catholiques. Dans un coin de la chambre conjugale, il avait entrevu un petit oratoire : un meuble de coin vitré, une statue du Sacré-Cœur ou une pietà à l'intérieur, deux lampions - bénis, bien entendu - sur le dessus, un chapelet au mur, un ou deux crucifix avec des rameaux coincés entre le bois et les bras des christ de bronze pour faire bonne mesure. Il y avait même deux prie-Dieu pour que le couple se livre à ses dévotions. Dans le petit salon où il avait pris place, la pièce réservée aux visiteurs, une croix de la tempérance montrait que la maisonnée avait banni la «maudite boisson» de ses murs. Evidemment, la bière au retour du travail ne comptait pas.
— Son beau-père est passé hier, expliqua la femme après un moment d'hésitation. Elle n'est pas rentrée depuis samedi. Enfin, c'est ce qu'il m'a dit.
— Et vous, vous ne l'avez pas vue ?
— Non, pas depuis une dizaine de jours.
— Elle vient souvent vous voir, je crois ?
— Toutes les semaines au moins une fois, plus souvent l'hiver. Quand il fait très froid ou qu'il pleut, elle couche ici. Elle fait la même chose quand il y a une répétition à la chorale. Je préfère ne pas la voir rentrer toute seule à la nuit tombée.
Même si Québec constituait une ville relativement sûre, les jeunes femmes devaient respecter certaines convenances. Circuler seule dans les rues, en soirée, ne se faisait pas.
— Vous croyez qu'elle peut être allée vivre chez un parent? Des amis? Elle ne vous a jamais rien dit concernant son départ de la maison ?
— Elle n'a pas d'autres parents que nous. C'est la fille du frère de mon mari. Quand ses parents sont morts, nous aurions dû la prendre ici, mais mon mari venait d'avoir un accident, tous les enfants étaient encore à la maison. Plus tard, j'ai voulu qu'elle vienne, mais alors son oncle a refusé.
Dès qu'elle et sa sœur ont commencé à recevoir un salaire, il a affirmé à tenir à elles. Elles devaient rembourser ce qu'elles lui avaient coûté. Elles l'ont fait plusieurs fois, j'en suis certaine.
Cette femme avait beaucoup à lui dire, mais en même-temps elle hésitait, entrecoupait ses phrases de longues pauses. Le père adoptif de Blanche ne méritait visiblement pas sa sympathie. Elle continua d'elle-même, après un silence.
— Plus récemment, j'ai demandé plusieurs fois à Blanche de venir vivre ici. Tous nos enfants sont partis maintenant, il y a de la place. Elle a dit non, même si elle en meurt d'envie. Elle a peur de partir de cette maison.
— Elle a peur de qui ? De quoi ?
— De ce Germain. Vous le connaissez?
Ce n'était pas vraiment une question. A son ton, elle tenait pour acquis que la police devait le connaître.
— La sœur de mon mari est une bonne personne, il faut la plaindre d'avoir un mari pareil. Elle est terrorisée par cette brute. Il la bat régulièrement. Comme il bat aussi ses enfants et les deux filles qu'il a recueillies. Marie-Madeleine, la plus vieille, s'est mariée toute jeune juste pour pouvoir partir. Blanche veut partir aussi, mais il n'y a pas de garçon pour la prendre. Elle a trop peur de lui pour venir habiter ici, il la trouverait tout de suite.
— Elle n'a pas d'ami ? Aucun garçon avec qui elle peut être partie ?
— Non. Elle a connu quelques gars à la chorale, mais elle n'a jamais fréquenté quelqu'un sérieusement.
Ce sujet faisait l'unanimité. Ces personnes se trompaient-elles toutes ?
— Et des amies de fille ? Personne chez qui elle pourrait être allée vivre ?
— Elle a une seule amie, Germaine. Elle travaille chez THIVIERGE.
Gagnon s'était levé. Ses dernières conversations lui permettaient de conclure que Blanche avait les meilleures raisons du monde de quitter ses parents adoptifs. Il n'était pas nécessaire d'interroger cette dame plus à fond sur le détestable caractère de Germain : son idée sur lui était déjà faite. Eventuellement, il irait voir Marie-Madeleine. Mais il n'espérait pas y découvrir la jeune fille disparue: les Germain devaient y être allés en premier, et ils ne l'avaient pas trouvée. La main sur la poignée de la porte, il demanda encore :
— Tout à l'heure, vous m'avez demandé
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