Haute-Ville, Basse-Ville

s'en allait à la maison, évidemment. Elle a l'habitude de marcher jusqu'au parc Victoria, puis de suivre les rails du tramway jusque chez elle. C'est plus court qu'en utilisant les rues. Bien sûr, elle ne prend pas ce chemin une fois l'obscurité venue.
    —    Elle était comment? Nerveuse, préoccupée?
    Son interlocutrice demeura songeuse, comme pour se remémorer la scène.
    —    Elle était comme d'habitude. En partant, elle m'a répété qu'on devait se voir le lendemain, à la chorale. Le dimanche, elle ne s'est pas présentée, j'ai cru qu'elle était malade.
    —    Vous n'avez pas eu l'idée de vous rendre chez elle pour savoir ce qui se passait ?
    —    Je suis allée une fois à Stadacona pour la voir, et il n'est pas question que j'y retourne. Ses frères sont de vrais fous...
    La famille adoptive revenait encore dans la conversation. Il essaierait de voir ce beau monde dès le lendemain. Il demanda encore :
    —    Blanche peut-elle avoir décidé d'aller vivre ailleurs? Peut-être même a-t-elle préféré quitter son emploi simplement pour éviter que ses beaux-parents aillent la chercher là ?
    —    Je lui ai moi-même déjà suggéré de le faire. Elle a refusé.
    —    Pourquoi cet entêtement, si elle est aussi malheureuse que tout le monde le dit ?
    —    Je me suis souvent posé la question. Elle a sûrement peur qu'ils la retrouvent, et que ce soit pire qu'avant. En plus, elle aime souffrir, je crois. C'est une occasion de se sanctifier. Elle a de drôles d'idées sur la religion.
    Tout le monde à Québec s'abandonnait à des conceptions bizarres en ce domaine. Le détective demanda :
    —    Comme devenir religieuse ?
    —    Non. Toutes les filles ont cette envie, tôt ou tard. Ce qui est particulier avec elle, c'est cette idée un peu morbide que la souffrance conduit au ciel. Elle est toujours rendue chez le curé. Plus elle a des problèmes à la maison, plus elle parle de religion, de sainteté, du couvent. Je suppose qu'elle n'a pas encore assez souffert pour tout laisser et se débrouiller seule. Moi, sa tante, même son patron, nous avons essayé de la convaincre de partir, sans succès.
    —    Selon vous, elle ne peut être partie avec un homme ? On m'a parlé d'un certain Grâce.
    —    Non, fit-elle en souriant. John, c'est un ami de la chorale, sans plus. De toute façon, je l'ai vu dimanche dernier, et encore hier. S'il s'était mis en ménage avec elle, je l'aurais su.
    L'idée semblait l'amuser. Gagnon se fit encore confirmer que Blanche n'avait ni d'autres amis ni d'autres parents où elle aurait pu trouver refuge. Il la remercia et quitta le magasin. En se dirigeant vers le poste de police, il entreprit de mettre de l'ordre dans les informations relatives à la jeune fille. Pas très jolie, vraisemblablement timide, peu sûre d'elle, elle avait enduré longtemps une vie familiale que ses proches jugeaient intolérable. Une congrégation religieuse ne pouvait l'avoir accueillie discrètement: mineure, il lui fallait l'assentiment de son tuteur, en l'occurrence son beau-père. Elle ne pouvait même pas, à son âge, aller vivre ailleurs. Ses beaux-parents avaient le loisir de la ramener de force à la maison et de l'y garder jusqu'au jour de ses vingt et un ans.
    On se faisait rarement tuer par un inconnu, songea Gagnon. Blanche était disparue depuis trop longtemps pour que l'éventualité du meurtre ne soit pas évoquée. Le plus souvent, si l'on exceptait les assassinats perpétrés pour commettre un vol, c'était un homme qui tuait sa femme; plus rarement, l'inverse. Quand une femme n'avait ni conjoint ni amoureux, il restait le père, les frères comme assassins potentiels. Il devrait pousser l'enquête de ce côté-là !
    Une journée passée à s'occuper de Blanche Girard n'avait pas fait avancer le travail de bureau. La journée d'un officier de police se passait au moins pour la moitié dans la paperasse. Gagnon avait donc appelé sa femme pour lui dire qu'il rentrerait dans la soirée, et il s'était assis devant ses rapports. Pourtant, deux heures plus tard, il demeurait immobile, les yeux dans le vague, l'esprit vide. Les agents de police qui passaient devant son bureau détournaient les yeux, mal à l'aise. Rendus plus loin, ils se poussaient du coude, faisaient tourner leur index près de leur tempe en se regardant d'un air entendu et pouffaient de rire. Ces moments d'absence arrivaient de plus en plus souvent et