Hergé écrivain
enfin la mère (Castafiore). Dominée par le personnage carnavalesque de Séraphin Lampion, une dernière période de l’œuvre se résignera à signaler la faillite de plus en plus prononcée des
engagements juvéniles, tout en détériorant subrepticement les liens à l’intérieur du cercle familial. L’un desmérites d’Apostolidès est aussi d’avoir battu en brèche ces
deux lieux communs de la critique hergéenne : le non-vieillissement du héros ; sa position centrale dans l’univers fictionnel. L’auteur porte un coup mortel au mythe
du garçon éternellement jeune qui, habillé de ses inusables culottes de golf, serait le seul personnage à n’être
pas altéré par les bouleversements du siècle lisibles tout au
long de l’œuvre. Apostolidès montre qu’il n’en est rien,
même si, d’une certaine façon, Tintin ne deviendra jamais
adulte. De plus, il indique fort bien comment le centre de
gravité de la série se déplace peu à peu de Tintin à la
famille où il tend à s’effacer. Comme l’auteur le précisera
plus tard, le succès « universel » de Tintin semble dû au
fait qu’il est à la fois enfant , c’est-à-dire « non-adulte »,
voire « anti-adulte », et très ancré dans le monde moderne ,
c’est-à-dire le monde occidental de la vitesse, de la technologie, de l’action, de la justice, du progrès, de l’humanisme, bref des valeurs « adultes » du monde occidental.
Apostolidès évoque à ce sujet le mythe du « surenfant » :
[…] Hergé est à la fois rebelle et conformiste. De plus, il
donne vie à son personnage grâce à un médium nouveau, la
bande dessinée, dont il invente les codes et le langage de
base. Si Tintin se rit du monde adulte, par ailleurs il s’engage
sous sa bannière pour en faire triompher les valeurs. Pour
toutes ces raisons, le jeune reporter devient rapidement un
mythe. Comme il unifie dans sa personne deux aspects
opposés de l’existence, l’enfance et l’âge adulte, c’est un
mythe réconciliatoire. À ce mythe, je donne un nom, le
surenfant. Sa fonction implicite est de ressouder entre deux
générations une confiance brisée en 1918 13 .
Plus important encore fut l’enseignement des Bijoux
ravis , dont l’essentiel se retrouve dans les principes de lecture présentés ci-dessus : activation des vertus productrices du signifiant, souci inlassable de la lisibilité hergéenne, dont Peeters dégage à merveille la structure
étagée, l’œuvre permettant au lecteur de passer insensiblement, en spirale, du simple au complexe sans que jamais
une solution de continuité ne disjoigne les divers niveaux
de lecture. Autant dire que pour Peeters lisible n’est pas
synonyme de facilité, mais désigne l’effort pour découvrir
la complexité d’un travail de création dont d’autres
artistes réservent jalousement la révélation à quelques happy few triés sur le volet. Ainsi le lisible, si déprécié par
certaines des avant-gardes, se révèle-t-il à même d’assurer
une véritable relance de la création, aujourd’hui plus
nécessaire que jamais.
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1 Pour un Alain Rey, qui fonde sa définition sur la coïncidence
explicite d’un écrit et d’une image (cf. Les Spectres de la bande , Paris,
Minuit, 1978), combien d’autres qui, tel l’auteur de ces lignes, ont
parfois cherché à évacuer le langage pour rêver d’une œuvre enfin
purgée de ce qui porterait atteinte à son « être ».
2 Voir les deux articles de Thierry Groensteen : « Histoire de la
bande dessinée muette I-II », in 9 e Art , n˚ 2 (p. 60-75) et 3 (p. 92-105), CNBDI, 1997 et 1998.
3 La Cage , Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 1985. Une
réimpression en format « roman graphique » est sortie en 2006. Sur
cet album mythique, on lira avec profit l’essai de Thierry Groensteen, La Construction de La Cage, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2002.
4 Cette œuvre est très bien décrite et discutée par Noël Burch dans
son livre Une praxis du cinéma , Gallimard, Folio essais, 1986, p. 122-134.
5 Voir l’entretien avec Hergé reproduit au seuil du livre de
Benoît Peeters, Le Monde d’Hergé , Paris-Tournai, Casterman, 1983.
Outre qu’ils ont souvent négligé les exigences du scénario, les soi-disant « héritiers de la ligne claire » ont en général mal interprété les
enjeux du travail hergéen. Alors que, chez Hergé, la ligne claire est
l’aboutissement d’un immense effort pour
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