Herge fils de Tintin

manichéisme et s’arracher à la notion de péché,
même s’il continue de poser le problème en termes moraux.
Il nous faut apprendre que le mal et le bien coexistent, qu’on
ne peut avoir l’un sans l’autre. Il faut s’admettre entièrement,
s’accepter, c’est ce que Jung appelle « le processus d’individuation » : il faut admettre les tendances que jusque-là on
rejetait, en les projetant en général sur les autres 26 .
    À la fin du mois de mai 1959, Hergé prend la décision
de se séparer de Germaine. Mais il retarde encore le
moment de rendre les choses effectives, ce qui engendre
des « scènes pénibles d’incompréhension mutuelle 27  ».
Tout devient prétexte à conflits.
    Un soir, Germaine est assise dans le salon, bavardant avec
Bertje Jagueneau comme elle le fait souvent. Hergé fume
silencieusement, assis sur le canapé, quand sa femme lui
lance : « Toujours ces cigarettes ! Tu les fumes l’une après
l’autre », avant d’ajouter : « Quel manque de volonté ! »
Bertje ne tarde pas à en rajouter : Hergé, dit-elle, a toujours
été un enfant gâté ; sans Germaine, on se demande ce qu’il
deviendrait. Ulcéré, Hergé se contente de quitter la pièce. Il
se rattrape dans son rêve de la nuit suivante, répondant à
Germaine avec une grossièreté qu’il qualifie d’incroyable :
« Toi et ta volonté, je vous emmerde !… Je vous emmerde,
tu entends ! » Et, tandis qu’il lui parle de plus en plus durement, il voit Germaine reculer dans la pièce… La visite chez
Riklin a rendu Hergé particulièrement sensible à l’interprétation des rêves : il commente son récit en notant qu’il s’agit
d’un exemple typique « de refoulement, suivi immédiatement de défoulement onirique ».
     
    D’un point de vue professionnel, par contre, il n’est pas
question pour lui d’écouter les conseils du psychanalyste
zurichois. Hergé ne veut pas abandonner Tintin au Tibet .
Cette histoire lui importe trop.
    Cela fait longtemps qu’il n’a pas eu autant de plaisir à
dessiner. Au fur et à mesure que les personnages se rapprochent de Tchang, les planches s’épurent graphiquement.
Peut-être les neiges de l’Himalaya sont-elles un merveilleux
stratagème pour échapper à la prolifération des détails qui
devenait menaçante dans les plus récentes Aventures de
Tintin . Plastiquement au moins, la pureté est un démon
qui mérite d’être protégé : Hergé semble en effet avoir eu
conscience que l’inflation de décors et d’accessoires
apportée par ses collaborateurs était un risque pour son
style. Et, en une attitude tout à fait symptomatique, au lieu
de remettre en question le système qu’il a mis en place avecles Studios, il invente cette étonnante et superbe échappatoire : une fuite vers les sommets tibétains. Hergé dessine
d’ailleurs un projet de couverture dont le fond s’achève
dans une blancheur illimitée, qui est autant celle du papier
que de la neige. Mais chez Casterman, l’image paraît trop
abstraite et on lui demande, au dernier moment, d’ajouter
une chaîne de montagnes à l’arrière-plan. La couverture y
perdra une partie de sa force et de son originalité.
    Au sein des Studios, ce récit inhabituel suscite des discussions à n’en plus finir. Brusquement passionné par la
philosophie bouddhiste, le sage Bob De Moor a des
doutes sur le gag où le capitaine se heurte à un chorten
tibétain, après avoir vainement tenté de passer à sa
gauche : la scène ne sera-t-elle pas jugée irrespectueuse ?
Jacques Martin, lui, se demande s’il est judicieux de montrer le yeti : l’histoire ne serait-elle pas plus forte si l’on se
contentait de l’évoquer ? Bien que sensible à la remarque,
Hergé pense qu’une telle solution décevrait les enfants.
    La réaction de Fanny lui importe davantage. Elle qui
d’habitude ne se mêle pas du tout de son travail est très
sensible à cet album. Quand Hergé lui raconte la fin pour
la première fois, elle s’exclame : « Pauvre yeti ! », révélant
à Hergé une nouvelle dimension de son histoire.
« Georges a paru surpris et il m’a dit : “Tu es la première
qui le plains, qui as une parole de compassion pour lui”,
et je crois que cela a beaucoup modifié sa vision des
choses 28 . » Avec Tintin au Tibet , Hergé cherche sans doute
à se rattraper de l’interminable jeu de massacre que constitue Tintin au Congo , en payant « un tribut à