Herge fils de Tintin

ne pourrais plus passer et qu’il me faudrait
remonter 19 …
    La blancheur apparaît tout aussi menaçante dans un
autre rêve, qu’il fait quelques mois plus tard.
Une tête de cheval sortant d’un mur, comme l’enseigne
d’une boucherie chevaline. Ce mur d’un blanc éclatant de
soleil. Il y avait à ma gauche une femme et je m’approchais
du cheval (peut-être pour lui donner à manger).
    Et je me faisais rabrouer par l’entraîneur (?) qui se trouvait à
droite du cheval et qui me disait : « Non, non, n’approchez
pas ! Vous portez une chemise blanche. Il ne faut pas. Il va
avoir peur. »
    Et je me disais que, s’il avait peur du blanc, tout ce blanc du
mur devait l’effrayer considérablement. Puis je réfléchissais
et je me disais que tout ce blanc-là, il ne le voyait pas,
puisque sa tête sortait du mur. Et je pensais à aller changer de
chemise et je songeais à ma chemisette de laine verte 20 .
    Certains des rêves portent des traces explicites de la
situation qu’il est en train de vivre. Dans l’un d’eux, il se
trouve avec Germaine à Céroux-Mousty. Arrive Fanny,
qui vient s’asseoir sur ses genoux :
Je suis très gêné. Je dépose un baiser furtif sur la main de
F[anny]. Elle m’embrasse une fois, mais j’évite le baiser.
    F[anny] me raconte une longue histoire, se désintéressant
totalement de la présence de G[ermaine]. G[ermaine] se
lève, vêtue de son manteau de fourrure et tenant contre elle
une couverture, comme si elle voulait s’en aller. Lisk [la
femme de ménage qui resta de longues années au service
d’Hergé et de Germaine] entre à ce moment (je suis de plus
en plus gêné de m’apercevoir que d’autres sont au courant).
J’explique à Germaine qu’il n’y a rien, que tout ça se passe en
pure amitié. L[isk] ferme les yeux d’un air tout à fait sceptique. Plus tard, discussion avec G[ermaine], pendant que
F[anny] est reléguée dans une sorte de demi-grenier 21 .
    Dans les rêves de ces semaines-là, les images de
« condensation » entre Germaine et Fanny sont de plus enplus fréquentes. Hergé serre Germaine dans ses bras, en
l’appelant « ma toute petite fille ». Mais tout à coup il s’aperçoit que ces mots-là, c’est à Fanny qu’il les destinait : « Je me
sens à la fois furieux et apaisé parce que ces mots m’ont
échappé. » Certains des rêves sont encore plus directs.
Je suis assis à côté de Germaine, à sa droite. À sa gauche,
quelqu’un d’autre, une femme, je crois, ou une petite fille.
En face de moi, F[anny].
    Elle se parfume et je sens nettement le parfum qu’elle utilise.
Mais un jet de vaporisateur atteint G[ermaine] qui en est
incommodée et fait un geste pour exprimer, de manière ironique, son mécontentement.
    F[anny] continue à se parfumer imperturbablement et je fais
la réflexion, in petto, qu’elle aurait dû s’excuser 22 …
    Au quotidien, la situation est tout aussi invivable. Germaine s’enfonce dans l’amertume. Hergé commence à
perdre pied et a de plus en plus de mal à travailler à son histoire. Pour la première fois de sa vie, il éprouve le besoin
d’être aidé par un psychanalyste, à qui il pourrait exposer sa
situation et faire lire les rêves dont il a pris note depuis près
d’un an. Jung, très âgé, ne reçoit plus de patients depuis
longtemps. Sur le conseil de Raymond De Becker, c’est
donc au professeur Riklin que s’adresse Hergé 23 .
    Le jeudi 7 mai 1959, jour de l’Ascension, le dessinateur
part pour Zurich. Il rencontre Riklin une seule fois, le
lendemain, et en ressort très secoué. Le psychanalyste luia notamment assuré qu’il ne pourrait retrouver son équilibre personnel tout en continuant son travail. Mais surtout il a touché un point sensible en disant à Hergé, avec
son fort accent zurichois : « Vous devez tuer en vous le
démon de la pureté. »
Pour moi, ça a été un choc ! Le démon de la pureté  : c’était le
renversement complet de mon système de valeurs. La prise
de conscience n’a pas été sans mal. Riklin m’avait d’ailleurs
dit que je devais cesser de travailler parce que je ne pourrais
pas mener de front mon rééquilibrage et mon travail. Je me
suis accroché pourtant – toujours comme un bon petit boy-scout – et j’ai terminé Tintin au Tibet malgré tout 24 .
    Ce que Hergé retient de cette rencontre, c’est donc
d’accepter « de ne pas être immaculé 25  ». Désormais, il veut
échapper au