Herge fils de Tintin
limpidité archétypale,
cette vingtième aventure de Tintin a encore une autre
source, plus impalpable mais tout aussi importante :
l’œuvre de Carl Gustav Jung que Hergé a découverte
grâce à Raymond De Becker. Dès sa sortie de prison,
l’ancien rédacteur en chef du Soir « volé » s’était tourné
vers la psychanalyse. En 1951, il avait pris contact avec
Jung qui, très âgé, vivait retiré comme un sage oriental sur
les hauteurs du lac de Zurich. Jung l’avait reçu plusieurs
fois, lui accordant deux interviews. Il l’avait même pris
brièvement en analyse, avant de l’envoyer chez l’un de ses
plus fidèles disciples, le professeur Franz Riklin.
Passionné par l’œuvre de Jung, Raymond De Becker en
devient bientôt l’un des meilleurs spécialistes. À travers
ses réflexions sur l’itinéraire du psychanalyste zurichois,
c’est à un discours quasi autobiographique qu’il se livre
parfois. Un passage de sa préface au dernier ouvrage deJung, Essai d’exploration de l’inconscient , est hautement
symptomatique. Après avoir défendu Jung contre les
accusations récurrentes de collaboration avec les nazis, De
Becker écrit :
Allons au fond de ces rumeurs qui, pour un psychologue, ne
peuvent être dépourvues de sens. Si Jung fut de quelque façon
fasciné par le national-socialisme, ce dut être en partie en raison
de son attitude doctrinale et de ses découvertes. Car celles-ci
avaient mis l’accent sur l’existence d’un inconscient collectif distinct de l’inconscient individuel à l’exploration duquel Freud
s’était principalement consacré. Or, le national-socialisme
constituait une sorte d’explosion de cet inconscient collectif tel
qu’il existe dans l’âme germanique. Jung ne croit pas que les
forces qui s’y manifestent soient par elles-mêmes bonnes ou
mauvaises. Elles constituent des puissances ambivalentes en lesquelles le meilleur et le pire sont également contenus 11 .
Toujours selon De Becker, l’une des limites de l’œuvre
de Freud, dont il se déclare par ailleurs l’admirateur 12 , serait
de n’avoir jamais pu raisonner en dehors de la tradition
juive, alors que « Jung entreprit d’immenses recherches,
non seulement à l’intérieur de la tradition judéo-chrétienne
[…], mais dans l’inconscient germanique et “aryen” qui la
précéda, dans la tradition gréco-latine, chez les peuples primitifs, dont il tenta de revaloriser le mode de penser
“archaïque” ainsi que dans les traditions orientales, spécialement hindoue, chinoise et tibétaine 13 ».
Sur ce point comme sur bien d’autres, Hergé fait sienne
l’opinion de l’ancien rédacteur en chef du Soir « volé ». Il
déclare par exemple : « La psychanalyse de Freud me
paraissait trop restrictive, alors que celle de Jung était au
carrefour de toutes sortes de domaines 14 . » L’approche
syncrétique de la psychologie des profondeurs lui paraît à
la fois plus humaine et plus stimulante pour l’imagination. Sans doute lui semble-t-elle aussi subjectivement
moins « dangereuse » : avec l’inconscient collectif, son
secret de famille ou d’autres traumatismes de jeunesse risquent moins d’être interrogés…
En juillet 1958, Hergé se lance à corps perdu dans la
réalisation d’une histoire qui, étrangement, s’intitule à ce
stade Le Museau de la vache 15 . C’est comme s’il attendait
de ce récit une forme de salut : pour la première fois
depuis la guerre, une aventure de Tintin est à nouveau au
centre de sa vie. Mais s’il a résolu bon nombre des difficultés scénaristiques, le dessinateur est loin d’être au
bout de ses peines. Au moment même où il commence à
dessiner, il est victime d’une série de cauchemars qui le
troublent à ce point qu’il se met à en prendre note
(comme Van Melkebeke le faisait des siens depuis sa jeunesse).
Le « premier rêve », daté du 22 juillet 1958 fait intervenir de la neige, mais surtout des petites filles, élément
que l’on retrouvera plusieurs fois. Les résonances avec Tintin au Tibet sont assez évidentes, tout comme les liens
avec le choix difficile que Hergé s’apprête à faire entre
Germaine et Fanny. Si cette dernière n’a rien d’une petite
fille, elle a tout de même vingt-sept ans de moins que lui.
Je jetais des boules de neige sur des petites filles de Céroux.
À un moment donné, plus de neige.
Il en restait un tout petit peu sur un rocher. Je la goûtais :
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