Herge fils de Tintin
plus : on blague, on cancane, on se dispute parfois. Comme ce jour où Josette
Baujot, devenue avec l’âge un peu gauchisante, cite en
souriant quelques phrases du Petit Livre rouge de Mao.
« Vous trouverez ça moins drôle quand les troupes chinoises défileront avenue Louise 3 », lui lance Hergé, brusquement agacé.
Avec certains journalistes, Hergé veut donner le
change, allant parfois jusqu’à mettre en scène une comédie de la création : on montre une planche crayonnée, la
même depuis des mois, et les coloristes ressortent leurspinceaux… Avec d’autres visiteurs, il ne prend pas la
peine de dissimuler sa lassitude, reconnaissant qu’il dessine Tintin moins volontiers qu’auparavant, parce qu’il
« envisage la vie autrement 4 ».
Je ne peux travailler que lorsque j’éprouve du plaisir à le faire.
Il y a des jours où ça va moins bien, mais je ne veux pas faire Tintin comme un devoir. Les choses comme ça doivent être
faites légèrement 5 .
De temps en temps, Hergé reprend l’épais dossier
d’une histoire qui s’appelle encore Tintin et les Bigotudos . Comme celle de L’Oreille cassée , l’action doit se
situer au San Theodoros, mais elle est nourrie par
l’actualité des années soixante. Pour la première fois
depuis L’Affaire Tournesol , l’auteur revient à un sujet
politique. Mais il n’est pas sûr qu’il sache tout à fait ce
qu’il veut raconter :
Mon prochain album s’appuiera sur des éléments réels. Bien
sûr, l’affaire Régis Debray, j’ai suivi ça à l’époque. C’est ça et
ce n’est pas ça… […] C’est l’atmosphère qui m’a inspiré :
tout ce qui se passe en Amérique du Sud. Le Brésil et la torture, les Tupamaros, Fidel Castro, le « Che »… Sans même
dire où vont mes sympathies. J’ai évidemment de la sympathie pour Che Guevara… et puis, en même temps, je sais
qu’il se passe des choses affreuses à Cuba. Rien n’est blanc,
rien n’est noir 6 !
Les premières notes datent de 1962, juste après Les
Bijoux de la Castafiore . L’élaboration du scénario a été si
longue que chaque hypothèse s’est ramifiée en d’innombrables options, entre lesquelles il lui arrive de se perdre 7 .
Hergé, si intuitif autrefois, a de plus en plus tendance à
explorer méthodiquement toutes les possibilités qui se
présentent. Il dresse des listes interminables, construit des
schémas et des arborescences et se fatigue de ses meilleures
idées. Quant à la réalisation graphique, elle est plus laborieuse encore : Hergé, qui se réservait jusqu’alors le dessin
des personnages, passe pour plus d’une planche le relais à
Bob De Moor. Et cela se remarque, particulièrement dans
la scène finale du carnaval. Le style d’Hergé, que l’on
aurait pu croire neutre et aisément exportable, était éminemment fragile. Qu’elle se durcisse un peu trop et la
ligne claire devenait la ligne raide.
La parution de Tintin et les Picaros , au printemps 1976,
relance brutalement les polémiques contre Hergé. Jamais
un de ses albums n’a été l’objet d’autant de recensions ;
jamais non plus la presse ne s’est montrée aussi négative.
Dans Le Monde , Bruno Frappat affirme une vive déception :
Combien de tintinophiles supporteront le coup que Hergé
vient de porter à leur héros favori. À ceux qui ont appris à lire
dans Le Lotus bleu ou L’Oreille cassée , la dernière aventure de
Tintin vient confirmer, hélas, ce que laissait prévoir l’avant-dernière : Tintin n’est plus Tintin et l’univers s’écroule ! Passons sur les questions de costume. Que Tintin ne porte plus
de pantalons de golf, comme avant-guerre, n’est pas très
grave. Qu’il joue, près de cinquante ans après sa naissance, à
faire de la moto comme n’importe quel loulou, voilà qui cède
trop à la mode. Le drame, pour ceux qui l’ont suivi sur les
routes de la planète, dans tous les continents et jusque sur laLune, c’est de le voir patauger dans une histoire médiocre,
ponctuée de gags épais qui ne se renouvellent pas, de voir
réapparaître des personnages anciens qui ont perdu leur caractère. Tintin bégaie. Au-delà des discussions idéologiques et
politiques de ceux qui reprochent à Hergé d’être un
« fasciste », c’est bien sur le plan de la médiocrité d’un récit
ennuyeux que se situe le drame du dernier Tintin 8 .
L’aspect idéologique, d’autres ne semblent pas disposés
à glisser dessus. Moins de
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