Herge fils de Tintin
trois ans après le coup d’État de
Pinochet au Chili, Hergé heurte profondément les sensibilités par sa manière d’évoquer l’Amérique latine. Persuadé que « toute conviction est une prison », il refuse de
s’engager et déclare « accepter le monde tel qu’il est sans
vouloir le changer 9 ». Même s’il lui arrive d’affirmer, de
manière un peu étrange, qu’il se sent « bien plus de
gauche que de droite 10 » ! À la fin de l’aventure, dans les
bidonvilles du San Theodoros, les policiers du général
Alcazar ont simplement remplacé ceux du général
Tapioca. Un tel désenchantement ne pouvait alors que
déplaire. Il suscita des attaques d’une violence démesurée.
Sous le titre « Un Kissinger belge toujours prêt, le
retour du grand blond », l’hebdomadaire belge Hebdo 76 consacre sa couverture et un long dossier à la vingt-troisième aventure de Tintin. Étienne Felkaï n’y va pas de
main morte :
Le dernier Hergé qui vient de sortir est assuré du succès. La
recette Tintin n’est plus à démontrer. Elle a fait ses preuves.
L’album fera fortune comme les autres. Vous direz : Tintin,
on connaît. Ce n’est plus la peine de perdre son temps à crier
que Hergé est bien toujours le leader incontesté et incontestable de la bande dessinée la plus réactionnaire, que Tintin
reste le modèle inégalé du héros de la civilisation occidentale
salvatrice.
Erreur. Les Picaros , ce n’est pas un Tintin comme les autres.
C’est pire. Hergé a vieilli et son dernier album n’a même pas
suivi l’évolution de l’idéologie dominante 11 .
Le journal parisien Révolution ne fait pas davantage
dans la nuance, jugeant l’album « franchement crapuleux ».
Sexe et violence en moins, Tintin ne serait qu’un autre
SAS : « Hergé est le Gérard de Villiers de la bande dessinée. Une différence de degré dans la saloperie réactionnaire qui tient à la différence des genres, mais l’intention
est la même 12 . »
La meilleure réponse à ces attaques politiques, c’est
Michel Serres qui la donne, quelques mois plus tard, lors
d’une conférence au palais des Beaux-Arts de Bruxelles,
bientôt publiée dans la très sérieuse revue Critique :
On peut s’étonner des critiques faites aux Picaros . Jamais il ne
s’agit là de révolution, le peuple est aux favellas, il y reste. Ce
n’est qu’une révolte de Palais. Un général aidé de quelques
sicaires prend la place d’un général protégé par les siens. Ce
pourquoi il n’y a que répétition, c’est que le mouvement se
réduit à cela. Et c’est cela le chloroforme. Et c’est cela que nous
voyons partout. On peut donner autant d’exemples contemporains du couple Alcazar-Tapioca, ou d’identités dédoublées,
que l’on veut. Cosi fan tutti . Et pendant que la musique ou que
l’opéra continue, le mauvais alcool chloroforme le peuple 13 .
Mais en dépit de son intelligence, l’article de Michel
Serres ne parvient pas à estomper le goût amer que Tintinet les Picaros laisse à la plupart des amateurs. Qu’il s’agisse
des personnages, du récit ou du dessin, rien ne sonne vraiment juste. Les débuts des Aventures de Tintin étaient vifs
et inattendus (ne pensons qu’aux poubelles du Crabe aux
pinces d’or ou à l’orage de L’Affaire Tournesol ) ; la « petite
conférence » par laquelle débute Tintin et les Picaros semble en comparaison bien laborieuse. L’humour
d’Hergé se renouvelait sans cesse ; le comique, ici, reste
mécanique. Lorsque, après sa délivrance, la Castafiore
déclare : « il faut absolument que je chante », on croirait
entendre Assurancetourix, le sempiternel barde des
albums d’ Astérix . Quant à Peggy, la femme du général
Alcazar, c’est un mauvais doublon de la Castafiore, une
caricature misogyne et redondante.
Tout cela n’empêche pas l’album de se vendre d’emblée
à un million et demi d’exemplaires et de relancer toute la
série. Mais cet indéniable succès commercial ne suffit pas.
Hergé est blessé par ces attaques qui ravivent une plaie
jamais cicatrisée. Il ne comprend pas ou ne veut pas comprendre ce qu’on lui reproche sur le plan politique, répétant que ni lui ni Tintin ne peuvent résoudre les problèmes du tiers-monde. Mais il sait probablement que
cette vingt-troisième aventure n’ajoute rien à la série.
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1 Lettre d’Hergé à Jacques Langlois, 3 novembre 1970.
2 Témoignage de François Rivière à
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