Herge fils de Tintin
concurrence
pénalisait le noir et blanc et l’ajout des hors-texte coloriés ne suffisait pas à remédier au problème. Dès les premiers mois de l’Occupation, Casterman devient plus
insistant : à cause des problèmes d’approvisionnement
en papier, l’éditeur aimerait profiter du passage à la quadrichromie pour diminuer fortement le nombre de
pages. Sans doute aussi le succès grandissant de Bravo ! n’est-il pas étranger à cette demande : cet hebdomadaire
pour la jeunesse, qui paraissait en néerlandais depuis
1936, est publié en français depuis décembre 1940, tout
en couleurs.
Malgré la fonction de bourgmestre de Tournai qui
l’accapare, Louis Casterman vient rendre visite à Hergé en
mars 1941 et discute longuement avec lui de la nouvelle
forme à donner aux albums. Le dessinateur n’exclut rien,
mais la lettre qu’il adresse quelques jours plus tard à son
éditeur montre l’étendue de ses résistances :
Vous m’avez demandé d’envisager la possibilité de réduire
sensiblement le nombre de pages des futurs Tintin, de façon
qu’ils puissent être imprimés en couleurs par le procédé
offset.
Il est certain que les avantages qui en résulteraient ne sont
pas à dédaigner, surtout en ce qui concerne le marché français.
Mais je crains fort, en travaillant de cette façon, d’en arriver
à composer des historiettes – et non plus des histoires – que
les enfants suivraient peut-être avec autant d’intérêt dans le
journal, mais qui ne présenteraient plus pour eux, une fois
réunies en album et malgré la couleur, le même attrait que les
albums actuels 1 .
Il y a pour Hergé une autre difficulté, « celle de devoir
chaque fois trouver un nouveau sujet qui soit original »,
pour ne pas tomber dans le travers de ces brochures illustrées « où la trame est réduite à rien ».
Pendant l’année 1941, grâce à la diffusion du Soir , la
situation se modifie complètement. Environ trente mille
albums d’Hergé sont vendus dans les neuf premiers mois
de 1941, un chiffre sans commune mesure avec les résultats de la fin des années trente. Sans les difficultés d’approvisionnement en papier, cette quantité aurait pu être plus
importante encore. Charles Lesne revient à la charge et
propose un nouveau rendez-vous, à Tournai cette fois.
Sans doute veut-il montrer à Hergé la machine offset
récemment acquise. Une chose est sûre : « L’affaire prend
un développement tel qu’il est nécessaire d’en bien voir
tous les aspects avant d’entreprendre les réimpressions
nécessaires à la prochaine campagne 2 . »
C’est au cours de ce rendez-vous, au début du mois de
février 1942, que l’auteur des Aventures de Tintin cèdeenfin aux sollicitations de Casterman. Désormais, tous les
albums paraîtront en quadrichromie, sous la forme que
nous leur connaissons aujourd’hui. Mais les résistances du
dessinateur restent nombreuses, tant il est persuadé que
c’est sur le trait que tout repose : en 1975, il déclarera
encore, à propos de ce passage du noir et blanc à la
couleur : « Je ne sais toujours pas si cela a été un changement salutaire 3 . » Et il est vrai que les derniers albums
conçus pour le noir et blanc, Le Sceptre d’Ottokar et Le
Crabe aux pinces d’or , sont d’une qualité graphique
éblouissante : le dessin est souple et vivant, les pages parfaitement équilibrées. À bien des égards, Hergé ne retrouvera jamais cette évidence.
Il va d’ailleurs s’efforcer de maintenir la couleur dans
un rôle secondaire, pour ne pas dire accessoire. Lorsque
Charles Lesne lui envoie par exemple un album illustré
sur Louis XI, pour lui montrer « toutes les finesses de
tonalité, demi-tons, dégradés, oppositions d’ombres et de
lumières, etc., que l’offset permet d’obtenir 4 », Hergé
répond quasiment par une profession de foi :
L’album Louis XI est, en effet, une jolie réussite. Les dessins
sont fort beaux et très riches de coloris.
Mais là, toute l’importance est donnée à la couleur, à la différence de mes dessins dont le trait constitue la véritable ossature . Je
ne puis donc pas me permettre – et au surplus j’en suis incapable, je l’avoue – toutes les finesses, les demi-tons, les
dégradés, les effets de lumière que l’illustrateur de ce livre, qui
est avant tout un peintre, a su employer avec un réel bonheur 5 .
Pour Hergé, les gradations de ton et de coloris, les
jeux
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