Herge fils de Tintin

d’ombres et de lumières ne sont pas moins arbitraires que le dessin au trait et les couleurs unies. Autant
choisir, donc, le mode de coloriage le plus adéquat au
projet narratif qui est le sien. Malgré les sollicitations de
l’éditeur qui, après avoir reçu les premiers essais, suggère
de réaliser « un deuxième projet, avec des demi-tons
dans les couleurs, pour voir 6  », il demeure ferme sur ce
point. Les discussions ultérieures avec Edgar Jacobs le
conduiront à préciser plus encore ses conceptions
esthétiques : pas d’ombres, un trait d’allure égale, un
tracé qui se boucle pour se faire réceptacle, des couleurs
appliquées en aplats.
Cela donne, à mon sens, une plus grande « lisibilité » aux
dessins et aussi, me semble-t-il, une plus grande fraîcheur. Je
crois d’ailleurs que les notions d’ombre et de clair-obscur
sont des conventions. Alors, convention pour convention, je
préfère prendre le parti des couleurs unies qui a le mérite de
la simplicité et de la lisibilité 7 .
    À l’opposé de tout ce que la peinture développe depuis
Turner et les impressionnistes, la couleur hergéenne ne
cherche pas à traduire une perception, mais plutôt une
conception. Elle opère donc – c’est sa force, mais peut-être aussi sa limite – comme pure insistance par rapport
au travail du trait. Elle vient redire le dessin, convertir des
lignes en surfaces.
    Une gamme de tons assez doux s’impose naturellement. L’éditeur et l’auteur sont bien d’accord sur ce point.
Beaucoup plus tard, Hergé insistera : « L’utilisation du
ton pastel correspond au désir de donner la prédominance
au trait noir 8 . » Encore faut-il éviter la fadeur, ce que la
mise en couleur de L’Étoile mystérieuse n’a pas toujours
réussi à faire. Hergé et ses coloristes s’emploient à trouver
le juste équilibre, puis à obtenir que le photograveur et
l’imprimeur le respectent :
Si vous me permettez de donner quelques indications à Bindels dans ce sens, L’Oreille cassée sera un peu plus « coloré »
et plus vigoureux de tons. La forme que tu m’as envoyée est,
en effet, à mon sens, un peu trop « bonbon ». Je m’empresse
de te dire que je préfère cela, et de beaucoup ! à des couleurs
criardes. Mais, tout en restant de bon goût et sans tomber
dans le genre « hurlant », il y aura moyen d’arriver encore à
de meilleurs résultats 9 .
    La mise en couleur des Aventures de Tintin est l’occasion
d’un retour méthodique d’Hergé sur ses premières histoires, dans le prolongement de ce qu’il fait depuis deux ans
dans Het laatste Nieuws . Car comme il faut réduire les
anciens albums à 62 pages, une complète refonte s’avère
indispensable : le lettrage, le format des images, le rythme
du récit, tout doit être repensé. Puisqu’il lui est matériellement impossible d’exécuter seul ce travail d’adaptation,
Hergé annonce à l’éditeur son intention d’organiser « une
sorte d’atelier, spécialisé dans ce genre de travail ».
    Impressionné par les illustrations qu’Edgar Jacobs réalise à l’époque pour Bravo ! 10 , Hergé rêvait de travailleravec lui. Les deux hommes ont les mêmes références graphiques, des styles assez proches, et surtout ils s’entendent
on ne peut mieux. Le 9 février 1942, juste après le rendez-vous décisif chez Casterman, Hergé et Jacobs se sont
entretenus longuement. Ils ont passé l’après-midi à discuter de questions techniques, puis ils ont dîné joyeusement avec Germaine. Elle aussi s’est prise de sympathie
pour Edgar. Dès le lendemain, Hergé écrit à celui qu’il
appelle déjà son « cher ami » : « Revenant sur notre
conversation d’hier soir, puis-je encore insister pour que
tu me donnes une réponse le plus rapidement possible. Il
faut moi-même que je dise au plus tôt à Casterman où
j’en suis 11 . »
    Hergé souhaiterait travailler avec Jacobs à temps plein
et faire de lui son collaborateur privilégié. Et, curieusement, Jacobs décline la proposition : au maximum, il
pourrait consacrer trois jours par semaine à la refonte des Aventures de Tintin . À ce rythme-là, estime Hergé, « il lui
faudrait six mois pour redessiner un album, sans compter
les textes et la mise en couleur 12  » ; c’est incompatible avec
les projets de Casterman. Les deux hommes ne s’en quittent pas moins en excellents termes. Jacobs refuse le paiement qui lui est proposé en remerciement