Hiéroglyphes
essayait le pharaon ? Ce jeu fait fureur à Paris et je suis sûr que votre
chance va tourner. Vous êtes mes sauveteurs, après tout,
et je vous dois bien ça.
— Sûr !
On va récupérer notre galette, maudit usurier
yankee ! »
Mais
le pharaon est encore plus avantageux pour le banquier, dans la
mesure où le donneur gagne automatiquement la première
carte. La dernière d’un jeu de cinquante-deux ne compte
pas. Qui plus est, le donneur gagne toutes les cartes assorties. En
dépit de l’avantage évident qu’elles
m’accordaient, ils escomptaient miner ma résistance en
me faisant jouer toute la nuit, alors que c’était
exactement le contraire. Plus les heures passaient, plus ma pile de
pièces grossissait à vue d’œil. Plus ils
estimaient le revirement inévitable, plus croissait
l’importance de mon avantage. Les enjeux ne montent guère
sur une frégate qui n’a encore participé à
aucun engagement militaire, mais ils étaient si nombreux à
vouloir me posséder que, à l’approche simultanée
d’une aube grise et des rives de Palestine, mon indigence
n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le cher ami
Monge n’aurait pas manqué de souligner l’infaillibilité
des mathématiques.
Il
est important, quand on détrousse un homme de cette manière
ou d’une autre, de le complimenter sur la subtilité de
son jeu, en déplorant avec lui les caprices de la fortune. Je
ne suis pas maladroit non plus dans ce rôle et j’ose dire
que tous ces braves gens ne me tinrent pas rigueur de les avoir ainsi
dépouillés. Ils me remercièrent, même,
d’avoir prêté aux plus gros perdants, moyennant
intérêts, de quoi tenter de se refaire, tandis que
j’engrangeais assez d’espèces sonnantes pour paver
mon chemin dans Jérusalem. Quand j’allai jusqu’à
rendre au plus démuni d’entre eux sa bague de
fiançailles offerte en gage, ils étaient en passe de
m’élire président.
À
l’exception de deux de mes adversaires. Dont un énorme
gaillard à la face rubiconde surnommé Gros Ned qui me
lança méchamment, en comptant et recomptant les deux
petites pièces que je lui avais laissées :
« T’as
une veine du diable !
— Disons
plutôt du tonnerre de Dieu. »
Et
je jugeai bon de lui en remettre une couche :
« Tu
joues admirablement, matelot. Avec beaucoup d’astuce. Mais la
chance était de mon côté, tout au long de cette
longue nuit. »
J’essayais,
en mentant, d’être aussi affable que Smith m’avait
décrit. Non sans bâiller à la dérobée.
« Personne
n’a autant de veine aussi longtemps ! »
Je
haussai les épaules.
« Peut-être
que je joue aussi bien que toi, en plus.
— On
va en jouer une aux dés. Là, on verra si tu as vraiment
autant de veine ! »
Plus
tordu et menaçant qu’une ruelle d’Alexandrie. Je
ripostai prudemment :
« L’une
des marques de l’homme intelligent, cher ami de la mer, c’est
de ne jamais se fier aux dés de quelqu’un d’autre !
Les dés sont les os du diable.
— Tu
as peur de m’accorder ma revanche aux dés !
— Je
joue à mes jeux et tu joues aux tiens. »
Le
copain de Gros Ned, un type encore plus laid, aux épaules
carrées, du nom de Petit Tom, appuya lourdement :
« Je
crois que l’Américain est un vulgaire trouillard…
qui veut pas laisser une chance à deux honnêtes marins
de Sa Majesté ! »
Si
Gros Ned avait la masse d’un cheval, Petit Tom se déplaçait
avec l’agressivité compacte d’un bouledogue, et je
commençais à me sentir mal à l’aise.
D’autres matelots observaient la controverse avec un intérêt
croissant. Eux non plus n’avaient aucune chance de récupérer
autrement leur argent perdu.
« Au
contraire, messieurs, avançai-je sans élever la voix,
on a tapé le carton toute la nuit. Navré pour vous, je
suis sûr que vous avez fait de votre mieux et j’admire
votre persévérance, mais vous devriez peut-être
étudier les mathématiques du hasard. Chacun fait sa
propre chance.
— Étudier
quoi ? » releva Gros Ned.
Et
Petit Tom de conclure :
« Il
avoue qu’il a triché, non ?
— Pas
question de tricherie nulle part ! »
Un
lieutenant que j’avais soulagé de cinq shillings
intervint avec une dangereuse virulence :
« Les
matelots s’en prennent à votre honneur, Gage. D’après
le bruit qui court, vous seriez un excellent tireur et vous auriez
combattu du côté des Français. Vous n’allez
tout de même pas laisser
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