Histoire De France 1618-1661 Volume 14
1636, le lendemain de l'invasion, quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois, celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur, certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut glorifiée.
Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray, l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir. Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade.
Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, Mélite , qui eut un succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue. Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet (de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il voulut, mais se retira à Rouen (1635).
Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grandadmirateur de l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le Cid , de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en 1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la noblesse en 1635.
Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer, détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.
Dans une pièce, du reste, médiocre, Médée , que Corneille venait de faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi ces vers.
Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?—Moi,
Moi, dis-je, et c'est assez.
Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVI e siècle avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que l'individu.
Des mœurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie, une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un brillantcoup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps.
«Que vous reste-t-il?—Moi.» Ce mot n'était que le duel.
Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.
Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif, bourgeois de mœurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus, et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences. Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais fait l'autre.
Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld, capitaine, qui fit le fort Louis
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